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L’écoute musicale, entretien avec Clara Delpas (2014)

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Clara Delpas [1]: Pour Philippe Manoury, compositeur et professeur émérite de l’Université de Californie, San Diego, la musique agit sur notre mental, nos émotions et notre psychisme, mais le cerveau est loin d’avoir un sens inné de la musique : pour pouvoir l’apprécier à sa juste, le cerveau doit passer par un apprentissage.

Avec ses différents niveaux d’organisation, la musique est souvent, de par sa complexité, difficile à appréhender par le cerveau humain. Elle agit à plusieurs niveaux : sensoriel, émotionnel, psychologique, intellectuel… Lorsqu’il écoute de la musique, notre cerveau perçoit des formes, mémorise et élabore des modèles afin d’anticiper – même inconsciemment – sur la musique qui va arriver. C’est ce qui fait qu’en écoutant 3 minutes du Boléro de Ravel, par exemple, on peut déjà prédire les crescendos et les répétitions. Ce processus est inéluctable, on mémorise, on reconnaît et on anticipe. La notion de récompense, au sens neurophysiologique, est très importante : si ce qui arrive coïncide avec la prévision, le cerveau le considère comme une récompense. Sinon, il s’interroge, voire change de modèle. À la différence d’autres civilisations qui pratiquent la musique collectivement et souvent de manière seulement orale, la musique occidentale dispose d’une écriture, capable de représenter des sons par des signes graphiques et symboliques. Cette écriture musicale est un formidable outil et même un accélérateur de la pensée, permettant la création, la mémorisation, l’interprétation et la lecture mentale de la musique.

Lorsque nous écoutons un morceau, nous oscillons entre contemplation et action, appréhendant la musique comme un paysage à méditer ou, au contraire, comme un chemin à prendre. Nos attentes sont nourries par ce que nous percevons, or la musique ne cesse de changer. Notre disposition émotionnelle n’est donc jamais la même. Nous pouvons nous mettre à penser à autre chose, non pas parce que nous n’écoutons plus, mais parce que la musique suscite en nous un imaginaire qui sans elle n’émergerait pas.

Il existe trois manières fondamentales pour produire de la musique : le frottement, la percussion et le souffle. L’invention de l’électricité lui en a procuré une quatrième. Aujourd’hui, il est possible de produire des sons de synthèse, et même de créer une réalité sonore virtuelle grâce à des programmes informatiques qui peuvent vous donner l’illusion qu’un son est dans votre dos ou tourne au-dessus de votre tête, alors qu’il sort d’un haut-parleur situé devant vous !

De nos jours la musique est partout, la « muzak » (musique d’ameublement, d’ambiance) remplit l’air de nos espaces urbains… Les enregistrements peuvent être repassés à volonté, alors qu’auparavant les œuvres devaient être écoutées d’une traite dans des circonstances bien particulières (mariage, concert, bal). À l’égard de la musique, nos cerveaux sont aujourd’hui beaucoup plus conditionnés qu’ils ne l’étaient par le passé, mais ils sont aussi bien moins formés à son écoute, faute d’éducation sérieuse en la matière. C’est un immense problème. La difficulté d’écoute si souvent accolée, sans la moindre réflexion, à la musique contemporaine est avant tout la conséquence directe de ce conditionnement et de cette absence de culture. N’en déplaise à ceux qui ont pu soutenir que Mozart était un compositeur universel, il est tout aussi difficile à un Papou ou à un Inuit de l’apprécier qu’à un Occidental, qui n’en a pas l’habitude, d’écouter de la musique contemporaine ! Toute musique appartient à une culture donnée et sa juste captation par le cerveau – comme c’est le cas du langage – loin d’être innée, nécessite un apprentissage… Il existe cependant en musique des éléments qui agissent physiquement sur notre cerveau et notre corps sans apprentissage préalable. Je prends l’exemple des intervalles harmoniques. Certains d’entre eux sont « naturellement » en détente, tandis que d’autres sont en tension. Ce sont des données physiques, physiologiques, mais pas culturelles. La culture a exploité cette dualité tension / détente comme on le voit dans le système tonal, mais elle existe aussi, sous d’autres formes, dans d’autres systèmes que la tonalité. Certains intervalles contiennent des frottements, de la rugosité, d’autres non, et cela indépendamment du système dans lequel ils sont utilisés.

Avec le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux et le compositeur Pierre Boulez, Philippe Manoury est l’auteur d’un ouvrage « Les neurones enchantés – Le cerveau et la musique » paru aux éditions Odile Jacob en 2014.

Entretien réalisé pour l’hebdomadaire Paris-Match par Clara Delpas en avril 2014.

[1]    Clara Delpas est une journaliste scientifique.