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Les claviers en folie

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En 1722, Jean-Philippe Rameau faisait paraître son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels qui est le premier ouvrage théorique du genre. La même année Johann Sebastian Bach publiait le premier livre de son Wohltemperierte Clavier. À cette époque, les expériences diverses sur différentes manières d’accorder les claviers étaient nombreuses et c’est peu dire si, cette année-là, de chaque côté du Rhin, il importait de mettre un peu d’ordre dans la pensée musicale ! Avec ce recueil destiné à de « jeunes musiciens désireux de s’instruire », Bach a composé une œuvre expérimentale dont l’un des buts était de prouver qu’on pouvait trouver des compromis pour accorder les claviers de façon à jouer dans toutes les tonalités. L’idée erronée qui a longtemps circulé comme quoi Bach aurait utilisé le tempérament égal, est aujourd’hui abandonnée. Bach utilisait des tempéraments inégaux s’approchant du tempérament égal[1]. Il ne faut pas oublier que ces querelles de tempéraments ont mobilisé non seulement des musiciens mais aussi des philosophes et des intellectuels tels que Descartes, Diderot, Rousseau ou D’Alembert. Ce n’est certainement pas sur ce terrain-là que l’on pourra faire une comparaison avec notre époque, mais sur celui-ci : les claviers sont toujours une source de questionnement pour les musiciens. L’accordage au XVIIe siècle et la transformation sonore, aux XXe et XXIe, ne constituent-ils finalement pas deux événements d’une même histoire ?

Au cours des années 20 Ivan Wyschnegradsky et Alois Haba, entre autres, écrivent des œuvres pour piano en micro-intervalles (1/4, 1/6, 1/8 et même 1/16 de tons), mais aussi intéressantes que ces tentatives puissent avoir été, elles n’ont pas eu d’influences sur d’autres compositeurs, pas plus que sur l’organologie.

En 1946 John Cage commence à travailler sur son cycle de Sonates and Interludes pour piano préparé. L’intérêt principal – je pourrais dire presque exclusif – de cette série de petites pièces est d’avoir individualisé les sons du piano et aboli leur hiérarchie grave-aigu. En plaçant différents objets (visses, boulons, écrous, caoutchouc, gommes…) entre les cordes du piano, le son devient un complexe indépendant n’entretenant plus de relations harmoniques avec les sons voisins ou même éloignés. Cette idée n’était pas le fruit d’une quelque pensée théorique mais elle avait été suggérée à Cage par un événement très trivial et pratique : il devait écrire une pièce pour percussions pour un ballet, mais la salle étant trop petite pour contenir tous ces instruments, il décida alors de transformer un piano en un instrument à multiples percussions. J’ai pu vérifier que l’idée des pianos préparés est, bizarrement, toujours bien vivante chez bon nombre de compositeurs des universités américaines.

L’évolution de la lutherie électronique a permis de transformer le son des pianos avec un peu plus de précision et de conscience musicale que ne l’avait fait Cage, et lorsqu’en 1970 Stockhausen composa Mantra pour 2 pianos et modulateurs en anneaux[2], il intégra ce procédé de modulation électronique à la structure même de sa composition. Mais il n’en résulte pas moins que, si le résultat sonore est très différent de celui des pianos préparés de Cage, c’est toujours à une abolition des hiérarchies sonores que nous avons affaire. Ainsi lorsqu’on monte une gamme du grave à l’aigu, on n’entend plus une progression linéaire, mais des apparitions et disparitions de fréquences aiguës ou graves qui individualisent chacune des notes et détruisent la continuité des sons entre eux.

La numérisation de la musique et l’apport de l’informatique ont permis des avancées encore plus notables et précises dans la transformation des sons des claviers. Dans Pluton, composé en 1988 à l’Ircam, j’ai utilisé, outre un suiveur automatique de partitions, des systèmes de transformations qui sont sensibles au toucher même de l’interprète. Par ailleurs, l’informatique et le calcul des probabilités m’ont permis de concevoir des musiques dont la composition se faisait en temps réel, au moment-même où elles parvenaient aux oreilles des auditeurs. Ainsi la musique électronique n’est plus un système figé et passif comme c’était le cas auparavant, chez Stockhausen par exemple, mais un univers interactif avec lequel l’interprète peut dialoguer. J’ai repris la plupart de ces idées dans Das wohlpräparierte Klavier en 2021, mais l’informatique ayant entretemps fait des pas de géant, j’ai intégré ces récentes connaissances à la composition de cette nouvelle œuvre. Les transformations des sons du piano et la création des sons électroniques (très souvent dérivés des sons d’un piano) sont ici calculées avec une précision que n’aurait pas dédaignées les chercheurs sur les tempéraments du XVIIe siècle. Le système électronique est arrivé à une autonomie telle qu’il peut lui-même calculer la composition interne des sons, les échelles sur lesquelles ces derniers se déplacent jusqu’à l’environnement acoustique dans lequel ils vont être projetés. Ces donc avec une extrême précision que toute cette musique se déroule et, à ce titre, l’analogie entre la période où l’on commençait à pouvoir fixer les intervalles musicaux et celle d’aujourd’hui où l’on peut fixer en temps réel jusqu’au contenu acoustique des sons ne me semble pas déplacé.

À la lumière de tous ces exemples, je pense qu’il serait bien que Das wohlpräparierte Klavier soit encadré par ces quelques exemples historiques. Je dois dire que le titre même de l’œuvre prend pour moi une signification légèrement ironique. Il fait référence à Bach comme à Cage mais il y a un autre détail à cette ironie. Les Sonates and Interludes de Cage sont de courtes pièces de formes préclassiques extrêmement rudimentaires et simples. Le terme « sonate » est ici à prendre dans le sens que pouvait lui donner Scarlatti, c’est -à-dire de petites formes courtes et symétriques, bien loin encore des grandes constructions que seront les sonates beethovéniennes. C’est à ces dernières que je fais référence dans ma propre composition. Il s’agit d’une re-visitation d’une grande sonate à 2 thèmes avec développement et une introduction qui rappelle, d’un point de vue exclusivement formel, les ouvertures « à la française » chères à certaines partitas de Bach. Mais cette sonate sera « ironiquement » interrompue par plusieurs « interludes » de formes plus libres. Le sous-titre pourrait en être Sonate (au singulier) avec Interludes pour piano « bien préparé » !

[1] Lire le très bel article d’Emile Jobin sur ce sujet : https://www.clavecin-en-france.org/spip.php?article52

[2] Procédé qui permet de modifier les sons harmoniques du piano par additions et soustractions des fréquences de son spectre. Le son perd ainsi sa hauteur fondamentale au profit d’un timbre plus complexe.