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Lettre aux jeunes musiciens de l’Académie de Lucerne (version française)

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J’aimerais tout d’abord vous dire la joie qui a été la mienne de participer à cette académie. La qualité et le talent des organisateurs ont créé les conditions idéales qui ont permis à la qualité et au talent des interprètes de se manifester. Je tiens à vous féliciter tout particulièrement, vous, jeunes musiciens, parce qu’en décidant de participer à cette académie, vous avez accepté de vous confronter à un répertoire exigeant, parfois difficile, et qui n’est pas celui que l’on entend un peu partout. Cette décision en elle-même mérite d’être saluée. Vous avez fait preuve, dans votre travail tout au long de ces 3 semaines, d’un enthousiasme et d’un sérieux remarquables qui me laissent entrevoir avec espoir et confiance ce à quoi pourront ressembler les orchestres de demain.

Je m’adresse à vous aussi parce que vous incarnez, certes, le présent, mais surtout le futur de la musique. Et pas de n’importe quelle musique. Il ne s’agit pas d’un simple divertissement mais bien d’une longue histoire que je vais tenter d’esquisser rapidement devant vous ce soir. Cette musique à laquelle nous consacrons tant de temps et d’efforts n’est malheureusement pas toujours défendue comme elle mériterait de l’être dans nos sociétés actuelles. Celles-ci sont soumises à des mutations, parfois très abruptes, et ce n’est pas dévoiler un mystère que de constater que le maintien de cet art, magnifique mais coûteux, est de plus en plus difficile à assurer. Cet art nécessite des soutiens financiers qui, par ces temps de crise, tendent à se disperser vers d’autres horizons. Dans certains de nos pays européens, la musique jouit encore d’aides venant de fonds publics mais qui s’amenuisent d’année en année. D’autres pays, comme les Etats-Unis, ont longtemps maintenu leurs orchestres grâce aux fonds privés venant de riches familles industrielles. Les nouvelles grandes fortunes, comme celles qui fleurissent actuellement dans les technologies de la Silicon Valley et qui ont grandi sous l’influence massive de la pop music, serviront-elles les mêmes causes culturelles et artistiques que les grandes fortunes précédentes ? Il est permis d’en douter. Dans une société qui se veut égalitaire, horizontale, non hiérarchisée, l’art se trouve souvent en porte-à-faux avec les pouvoirs. Quand le roi de Bavière finançait la construction d’un théâtre à Bayreuth pour un seul compositeur, cela ne constituait sûrement pas, selon nos conceptions actuelles, un acte particulièrement démocratique. Les relations que nos démocraties modernes entretiennent avec l’art, ne nous leurrons pas, sont des plus paradoxales.

Par ailleurs, une œuvre musicale est immatérielle. Elle ne constitue donc pas un objet qui ait une valeur marchande en soi. La création musicale ne bénéficie pas, peu s’en faut, des retombées financières qui alimentent le monde des arts plastiques. La musique savante ne sera jamais aussi rentable que la pop music, là n’est pas la question. Sa survie et son maintien ne peuvent être assurés que par une prise de conscience de sa nécessité. Cette prise de conscience ne peut émerger que s’il existe une éducation qui attribue à l’art sa véritable finalité, qui n’est point l’enrichissement matériel mais bien celui, spirituel, de l’existence humaine. C’est là le défi qui est aujourd’hui devant nous. Et cette académie de Lucerne, depuis plusieurs années déjà, le relève avec intelligence et générosité.

Mais parlons un peu de cette musique que l’on nomme « contemporaine ». Elle se développe souvent au sein de réseaux spécialisés, des ensembles, des festivals, qui ont pour vocation de présenter et aussi de susciter la création musicale. Une fois créées, ces œuvres « contemporaines », ou du moins certaines d’entre elles, devraient pouvoir trouver leur place au sein du grand répertoire. Or il n’en est rien. On assiste même, parfois, à des situations proprement ahurissantes: il est devenu coutume, de nos jours, de faire se côtoyer dans un même programme une œuvre romantique et une musique de film d’Hollywood au prétexte que celle-ci ressemblerait à celle-là. Ainsi on veut faire passer pour héritière directe le pâle sosie d’une arrière-arrière petite-fille ! Or ce n’est pas la ressemblance seule qui fait la filiation. L’histoire de la musique nous en fournit de maints exemples : Bach ne sonne pas comme Monteverdi, Mozart ne sonne pas comme Bach, Wagner ne sonne pas comme Beethoven, Debussy ne sonne pas comme Wagner, etc. Cependant, si tous ces compositeurs avaient la conscience d’appartenir à une tradition – que notre époque aime tant à ranger dans des casiers avec étiquettes « baroque », « classique », « romantique », « post-romantique, « impressionniste » ou « moderne » – ils ont été avant tout, chacun à son époque, des « contemporains ». Tous ces grands créateurs, qui perpétuaient une longue tradition d’écriture, étaient aussi de grands expérimentateurs et de grands inventeurs. J’ai du mal à imaginer que Beethoven ait pu se dire un jour : « je suis un compositeur classique » ou que Mozart ait pu penser : « les grands compositeurs sont tous assis sur les chaises confortables de la tradition et celle-ci, qui est vide, n’attendait que moi ! ». Non. Ces compositeurs créaient ce qui n’existait pas encore. S’il y a une spécificité à cette tradition, c’est bien celle de la remise en question permanente des règles et des coutumes dans lesquelles elle est enracinée.. On pourrait même avancer, en exagérant à peine, que l’histoire de la musique occidentale serait la démonstration exemplaire de l’idée de révolution permanente souhaitée – pour le domaine politique, il est vrai – par Léon Trotsky. L’expérimentation et l’innovation ont toujours été des enjeux de première importance au cours de cette longue histoire. Certes, cette tradition s’est perpétuée par des legs artistiques, par des transmissions de savoirs et par des oppositions esthétiques. Mais c’est moins par la permanence de ses règles que par le partage d’une certaine conscience de la nécessité de la renouveler qu’elle a survécu par delà les siècles. Cette conscience – Stravinsky l’a résumée en une phrase : « Nous avons un devoir envers la musique, c’est de l’inventer » – il nous importe, à nous tous, de ne pas la perdre. Et c’est ayant ce souci à l’esprit que je m’adresse à vous.

Car qui sommes nous, les musiciens contemporains, sinon les continuateurs de cette tradition de musique savante ? Les nouvelles technologies et les derniers développements des techniques instrumentales ne sont pas des phénomènes si étonnants, si l’on veut bien les considérer sur une plus grande échelle. Ils ne sont que la perpétuation d’une histoire tissée de nouveautés, de recherches et d’expérimentations, autant que de mémoire. Cette mémoire n’est cependant pas une mémoire morte qui réactiverait sempiternellement les mêmes schémas et les mêmes codes, mais bien une mémoire vive qui nous incite à emprunter des chemins qui n’ont pas encore été balisés, quitte à entrer en conflit avec certains codes d’autrefois ou de naguère. Cette mémoire doit être surtout celle de notre conscience. Et je ne pense pas faire preuve d’un pessimisme exagéré en disant que cette musique qui nous réunit tous ici est en train de disparaître progressivement de la conscience et des oreilles d’une grande partie du public. Les raisons de ce processus de disparition ne sont pas mystérieuses, car elles découlent de situations sociales, culturelles, technologiques, économiques et politiques concrètes qu’il serait long et fastidieux d’exposer ici, mais qui sont bien réelles. Il nous appartient à tous, interprètes, compositeurs, directeurs et organisateurs de la vie musicale, d’y veiller et, surtout, d’essayer d’y remédier.

À ce titre, une des spécificités les plus remarquables de ce festival consiste justement en la cohabitation, sous le même toit, de toutes les musiques faisant partie de cette vaste histoire que je viens d’évoquer. Ce phénomène est, de nos jours, suffisamment rare pour être salué. Certes, la personnalité de Pierre Boulez, compositeur et chef d’orchestre de premier plan, y a beaucoup contribué. Grâce à lui, et tout au long de sa carrière de chef, la création s’est trouvée confrontée au grand répertoire. Or il n’y a, hélas, que très peu d’artistes, comme Maurizio Pollini par exemple, qui aient le courage d’inclure dans leur répertoire de musiques du passé celles aussi que l’on compose aujourd’hui. Alors, tout en adressant mes plus vives félicitations à Michael Haeffliger et à toute son équipe pour l’excellente qualité de l’organisation de ce festival et de cette académie, je veux aussi leur dire combien il est précieux pour tous les musiciens actuels que cette académie puisse se poursuivre et persister dans le même esprit. Ce n’est certes pas une tâche aisée. Car le public, comme cela l’a été à toutes les époques, se satisfait plus volontiers des musiques qu’il connaît déjà que des découvertes de celles qu’il ne connaît pas encore. Il reste beaucoup de choses à entreprendre. Par exemple, il serait utile de proposer aux habitués des concerts symphoniques des découvertes, à dose raisonnable, des musiques d’aujourd’hui, bien choisies, au sein d’un programme qui révèlerait la modernité de ceux que l’on qualifie habituellement de classiques. Peut-être le public sera-t-il surpris, peut-être aussi aimera-t-il la surprise !

Quant à vous, mes chers amis instrumentistes, vous possédez trois atouts : la jeunesse, le talent et l’enthousiasme. Pour parodier une plaisanterie qu’a faite Mick Jagger lorsqu’il déclarait : « We were young and stupid. We remain stupid ! », pensez que vous pourriez dire un jour : « We were young and talented. We remain talented ». Votre jeunesse partira, mais pas votre talent. Il vous appartiendra cependant de le cultiver quelque peu. Mais ce à quoi vous devez veiller, c’est à ne jamais perdre cet enthousiasme dont vous avez fait preuve tout au long de cette académie. Ainsi la meilleure phrase qui, quand vous serez vieux, pourrait sortir de votre bouche, serait : « We were young, talented and enthusiastic. We didn’t lose anything but the appearance of the youth ». Mais ce ne sera que cette apparence. Car vous serez comme ces musiques dites « classiques », que d’aucuns s’évertuent à trouver vieilles alors que, en changeant notre regard sur elles, nous pouvons y voir se manifester l’intensité novatrice qui a été celle de leur jeunesse. En continuant à jouer, comme vous l’avez fait ici, les musiques de votre temps, vous trouverez naturellement les clés pour jouer aussi celles du passé comme si elles venaient tout juste d’être composées. Se réaliserait alors, peut-être, une nouvelle forme de l’éternelle jeunesse et du mythe de Faust. Et dans cette hypothèse, vous ne seriez même pas tentés de vendre votre âme au Diable !

Philippe Manoury

Lucerne, 8 septembre 2012