Alexandre Jamar : Pourriez-vous tout d’abord résumer en quelques phrases les enjeux posés par votre nouvelle œuvre Kein Licht ?
L’enjeu pour Kein Licht est avant tout de redéfinir le genre « opéra ». J’ai donné le nom de Thinkspiel au genre que j’envisageais pour ce projet. L’idée était de créer un ouvrage dont la forme soit ouverte. La structure finale du Thinkspiel doit être déterminée sur le plateau, mais peut aussi être repensée à chaque nouvelle production en fonction de la dramaturgie. Il ne s’agit donc pas d’une partition rigide et immuable, composée de part en part. La non-linéarité du texte utilisé dans ce projet a d’ailleurs été particulièrement propice à la composition de ce genre spécifique.
Kein Licht est donc parti avant tout d’une réflexion formelle.
Oui, et c’est une réflexion dont l’origine est double. La première est un séjour au Japon que j’ai effectué en 2011. J’y ai découvert le théâtre de marionnettes bunraku. Dans un spectacle traditionnel de ce théâtre d’Osaka, trois marionnettistes animent une poupée dans des scènes muettes, tandis qu’un acteur récite un texte en travestissant sa voix en fonction des personnages, lui-même accompagné d’un musicien jouant du shamisen qui est une sorte de luth. De cette dissociation entre le visuel et le sonore résulte une forte tension dramatique qui nous tire hors du cadre habituel de l’opéra et du théâtre occidental où tout est mélangé et regroupé.
… La deuxième origine est ma volonté de créer un théâtre dans lequel l’identification du spectateur avec les personnages serait absente. Je souhaite, en effet, m’écarter de la représentation pseudo-réaliste véhiculée jusqu’à présent par l’opéra, où une soprano prétendrait être Mme Donna Anna ou une basse M. Gurnemanz. Ces codes, qui pouvaient très bien fonctionner dans les époques passées, me semblent désuets de nos jours pour un opéra contemporain. Il me semble que cette tentative de réalisme est constamment mise en échec par la stylisation et la mise en scène du chant. Le réalisme, qui peut encore bien fonctionner au cinéma, devient pesant lorsque les moyens d’expressions sont beaucoup plus stylisés, comme c’est le cas dans l’opéra.
Comment la collaboration entre les différents créateurs du spectacle s’est-elle déroulée ?
Je dois tout d’abord avouer que je n’ai jamais rencontré Elfriede Jelinek, dont le texte, écrit à la suite de la catastrophe de Fukushima, nous a servi de base pour ce thinkspiel. C’est le metteur en scène Nicolas Stemann qui a proposé le texte de cette auteure qu’il connaît bien, puisqu’il a déjà eu l’occasion de mettre en scène certains de ses textes à de nombreuses reprises. Quant à Nicolas Stemann lui-même, il m’a été présenté par Olivier Mantei, directeur de l’Opéra Comique. J’ai immédiatement été saisi par la liberté de plateau de son théâtre, et j’ai senti très vite qu’il était la bonne personne pour réaliser un tel projet. D’autant plus que son théâtre ne comporte pas de personnages au sens classique du terme, mais fait voyager les textes parmi plusieurs acteurs.
Comme nombre de vos œuvres, Kein Licht a recours à un dispositif électronique conséquent.
Plus qu’un moyen, l’électronique est dans cette œuvre un personnage à part entière. Pour la composition de Kein Licht, j’ai eu recours à un procédé compositionnel élaboré à partir de calculs des probabilités. Ce procédé génère des réactions en chaîne… tout comme la fission nucléaire. Il faut rappeler que Kein Licht traite de l’après-catastrophe nucléaire et naturelle. L’électronique (et la technique en général) devient donc pour moi un outil de représentation symbolique. Mise en place par l’homme, alors que nous pensons très bien la maîtriser, elle finit par nous échapper car le fonctionnement en devient trop complexe. Cet enjeu dramatique très inquiétant, je l’ai trouvé dans certains films de Stanley Kubrick, où un univers très structuré se dérègle peu à peu jusqu’à la folie.
Comment concevez-vous la synthèse entre voix chantée (ou parlée) et électronique ?
Les recherches électroniques menées pour le projet Kein Licht, qui sont le fruit d’expérimentations antérieures, n’ont pas réellement abouti. Pendant la préparation de l’opéra, j’ai travaillé étroitement avec l’Ircam dans un but très précis : transformer la voix parlée en récitatif chanté. En effet, la voix parlée des acteurs de théâtre me semblait plus intéressante en raison de la grande liberté d’intonation. Le but était donc de créer un dispositif permettant de capter les inflexions vocales des acteurs en temps réel afin de les transposer sur des échelles sonores déterminées, servant ensuite de matériau musical à développer. La difficulté vient de la nécessité de lisser la voix des acteurs, étape nécessaire pour la « mise en musique » du texte récité. Hélas, j’ai constaté que le résultat obtenu n’était pas encore assez satisfaisant car l’expression s’en trouve aplatie. J’ai donc utilisé ce procédé seulement à quelques endroits dans la partition, mais pas autant que j’avais souhaité au départ. Mais je me sers de la voix parlée pour créer de la musique en temps réel. Un ordinateur analyse les voix et transmet le résultat à un processus qui se sert de ce matériau pour créer une texture musicale que je contrôle en temps réel pendant le spectacle. Une partie de la musique électronique provient donc complètement de la diction des acteurs.
C’est un procédé qui rappelle les recherches d’un Janáček au début du siècle dernier. Est-ce cela que vous visez ?
Tout à fait, la passion de Janáček pour les parlers moraves peut être vue comme une préfiguration de mes recherches sur la voix parlée. Je pense qu’il aurait été très intéressé de voir comment on peut analyser la voix parlée de nos jours. Cependant, je me suis aussi référé au Sprechgesang de Schoenberg ou aux récitatifs chantés de Moussorgski, Wagner ou Debussy. Avec ce système, j’espère pouvoir apporter de la spontanéité dans une musique très codifiée, au moyen d’un élément indéterminé tel que la voix parlée.
Vous affirmiez dans une interview précédente que la question qui se posait pour l’écriture vocale dans Kein Licht était celle de savoir ce qui devait être dit, et ce qui devait être chanté. Pourquoi cette question est-elle au centre de vos préoccupations ?
Une des choses qui me gênent dans l’opéra contemporain est la discrépance entre le texte chanté et la musique associée. De nombreux compositeurs utilisent des textes souvent assez prosaïques, tout en requérant une voix travaillée pour les déclamer. Or, a-t-on vraiment besoin d’un contre-ut, ou d’une phrase déclamée pour dire une phrase très prosaïque ? C’est ce que j’appelle le « syndrome des Parapluies de Cherbourg » ! Dans ce film entièrement chanté, quel que soit le contenu, joyeux ou déchirant, les mélodies chantées restent dans un style identique. Les propos n’influent pas sur les mélodies. Dans l’écriture vocale de Kein Licht, je suis parti d’un constat simple : plus on chante, moins on comprend. En acceptant ce principe, j’ai voulu faire passer l’expression non plus par les mots mais par la situation. Par exemple, dans le deuxième acte de Tristan et Isolde, c’est davantage la tension entre les personnages que le texte qu’ils déclament qui porte l’expression voulue par Wagner. Dans Kein Licht, on retrouve donc deux registres de parlers bien dissociés. Le texte d’Elfriede Jelinek, écrit après l’accident nucléaire de Fukushima, parle de la vie après une catastrophe. Cette vie se dévoile sous forme de monologues et dialogues entre différents personnages. Les réflexions sont parfois très prosaïques – et dans ce cas, l’usage de la voix parlée semble légitime – ou au contraire assez métaphysiques, plus intérieures, se prêtant donc plus naturellement à la voix chantée. Il faut bien comprendre que l’aspect simplement bruité de la voix est amplement suffisant pour véhiculer le sens des mots, son aspect voisé étant porteur de l’expression et des intentions du locuteur. On trouve, déjà ici, ces deux aspects, sémantique et expressif, dont je parlais tout à l’heure.
Vous en êtes déjà à votre cinquième opéra. Est-ce une forme qui vous est chère ? Pourquoi ?
Oui, je suis très attaché à la forme scénique, qui occupe une place très forte dans ma vie de musicien. J’ai ainsi un attachement profond à la musique de Wagner, et je suis aussi en train de travailler à une étude des formes dramatiques et musicales dans Wozzeck. Par ailleurs, j’ai un fort intérêt pour le théâtre contemporain. L’opéra est une longue tradition qui remonte des premiers mystères du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui. Il a connu de nombreux bouleversements. Je suis convaincu que, pour se ménager un avenir aujourd’hui, l’opéra doit nécessairement passer par une refonte d’un grand nombre de ses codes. Que je sache, l’art cinématographique ne reproduit plus les codes du théâtre des XVIIIe et XXIe siècles.
Vous n’êtes donc pas de ceux qui pensent que l’opéra est une forme du passé.
L’opéra en soi n’est pas une forme, mais un genre, et les codes de représentation sont, quant à eux, épuisés. Nos contemporains ne prennent plus conscience des événements de la même manière qu’avant : la télévision et internet changent notre rapport au monde, et rendent caduques des codes de représentation hérités des siècles précédents. L’opéra doit donc s’adapter à de nouvelles manières d’appréhender le monde, et c’est ce que je tente de proposer avec Kein Licht.
Le public de l’Opéra Comique avait été invité durant la promotion du spectacle à participer à la production de Kein Licht via une campagne de crowdfunding (financement participatif). Face à un désengagement progressif de l’État vis-à-vis de la création, pensez-vous que le financement privé est l’avenir de la création artistique ?
Je l’espère, car on ne peut que constater un désengagement grandissant de la part des partenaires publics ; et la France n’est pas encore l’exemple le plus alarmant (pensons aux États-Unis). L’engagement de l’État ne disparaîtra probablement jamais complètement, mais il est nécessaire d’aller vers une économie mixte, et je pense donc qu’il serait judicieux de fédérer les mécènes privés, prêts à s’engager pour une aide à la création. Cette initiative n’éliminerait pas pour autant les questions relatives à la création musicale en France. La musique savante, et pas uniquement contemporaine, semble susciter auprès des pouvoirs publics bien moins d’enthousiasme que d’autres genres plus populaires, ce que je ne peux que regretter. C’est non seulement le financement de la création, mais aussi notre rapport à la musique qui doit être revu. Tout cela doit passer par l’éducation. C’est un problème très vaste et très complexe.
Les enjeux soulevés par Kein Licht sont plus que jamais d’actualité : les tensions entre les États-Unis et la Corée du Nord, mais aussi la récente attribution du Prix Nobel à l’Ican (Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires, qui est une coalition de plusieurs ONG) font du nucléaire un enjeu majeur aujourd’hui. Quelle opinion portez-vous sur la question ?
Je pense qu’il faut avant tout dissocier le nucléaire comme source d’énergie de son utilisation en tant qu’arme. L’attribution du Nobel à l’Ican est une initiative réjouissante en raison de son fort impact symbolique, mais elle ne dissipe pas pour autant nos inquiétudes. Le débat sur l’énergie est d’ailleurs clairement évoqué dans Kein Licht, puisque nous avons invité le scientifique Sébastien Balibar lors de nos répétitions. Très engagé contre le réchauffement climatique, il défend l’énergie nucléaire, affirmant qu’elle est la seule capable d’approvisionner l’humanité en énergie propre et durable. De manière plus générale, l’opéra pose la question de savoir si nous sommes prêts à changer nos habitudes de vie pour pouvoir vivre ensemble sur une planète habitable. Bien entendu, nous ne prenons pas position, car il ne s’agit pas ici d’un théâtre engagé. Nous tentons d’intégrer ces problèmes graves en les montrant dans leurs ambiguïtés.
Entretien réalisé par Alexandre Jamar le 11 octobre 2017, sept jours avant la première parisienne à l’Opéra Comique, publié le 16 octobre 2017 dans forumopera.com.