Le pianiste Jérôme Ducros fait une conférence au Collège de France intitulée : « L’atonalisme et après ? ». (On peut la suivre ici). Ça commence ainsi : on projette juste quelques secondes d’une vidéo où le grand pianiste Maurizio Pollini écrase le clavier d’un piano avec ses deux bras. Bien sûr qu’en quelques secondes on ne peut rien saisir. Arraché à tout contexte, cela paraît même à la limite du respectable. Un peu plus tard, Ducros nous fera écouter plusieurs minutes d’une musique qu’il trouve belle. Cette fois-ci, la durée de l’exemple nous permettra d’en saisir le contexte, et la cohérence sera retrouvée. Cette stratégie, Jérôme Ducros l’emploiera tout au long de sa conférence : la mise hors contexte de ce qu’il désire attaquer pour obtenir plus facilement l’adhésion de son public. Le postulat dont il part et dont il cherche à nous convaincre est le suivant : la musique atonale n’a plus d’avenir, seul le retour à la tonalité pourra sauver la création musicale.
Cela fait plusieurs décennies que se déploie, dans le domaine de la musique, un discours prônant le retour pur et simple à la tonalité d’autrefois, le modernisme du XXe siècle étant même vu comme une sortie de route dans le cours de l’Histoire, comme une erreur. Ce type de réaction vis à vis de l’époque qui a précédé est, somme toute, assez naturel ; il ne s’agit assurément pas du premier du genre. Ceux qui tiennent ce langage ne sont pas des ermites, loin de là, puisque la chaire de création artistique du très prestigieux Collège de France leur a été attribuée cette année dans la catégorie « musique ». Rien de scandaleux dans ce choix car, après tout, un débat esthétique pourrait ainsi naître dont notre époque a grand besoin.
Le modernisme en art serait devenu un nouvel académisme, nous dit ce « néo ». Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Pourquoi devrait-il échapper à un phénomène qui, sans exception, a existé à toutes les époques et a touché les plus importants courants artistiques ? Rappelons-en quelques–uns parmi ceux qui ont jalonné la musique depuis l’après-guerre : le sérialisme, la musique conceptuelle, les œuvres aléatoires, les musiques à contenu politique, le théâtre musical, la musique concrète, la musique spectrale, l’improvisation totalement libre, le minimalisme, la musique répétitive, la computer music… J’ai connu de très près tous ces styles, et tous, à un moment de leur histoire, ont engendré leur propre académisme. Aujourd’hui les tendances esthétiques se cristallisent autour des musiques bruitées (telles que celle de Lachenmann en Allemagne ou celle de Sciarrino en Italie), et plus récemment un courant « saturationniste » est né en France (Bedrossian, Cendo, Robin) ; courant peut-être encore trop jeune pour avoir engendré son propre académisme. Tous ces courants ont aussi apporté quelques chefs-d‘œuvre. Rien de nouveau sous le soleil. Là où, selon Jérôme Ducros, le bât blesse, c’est que le modernisme, qui s’est toujours distingué par la volonté de briser les règles, entre en contradiction avec lui-même car son propre académisme prône l’obligation d’obéir à des règles dont la première est de ne pas les respecter.
Comme tant d’autres l’ont fait avant lui, Jérôme Ducros, au nom des néo-tonaux, reproche au modernisme d’avoir tout saccagé. On a, bien sûr, entendu cela à différentes périodes de l’histoire : Beethoven, Berlioz, Wagner, Cézanne, Flaubert, Mallarmé, Debussy… faut-il sempiternellement rappeler les mêmes situations ? Les fils de Jean-Sébastien Bach refusaient le style contrapuntique de leurs aînés (dont celui de leur père) et lui ont substitué un style plus linéaire, basé sur le développement. Ce style allait devenir très vite celui que l’on nomme aujourd’hui « le style classique ». Certes, ils n’ont pas brisé les règles de la tonalité, mais celles, plus générales, de la composition. Selon Jérôme Ducros, la tonalité est La règle à ne pas briser car sans elle disparaîtraient les fondements mêmes du « sens de la musique », de ce qui fait que nous la suivons, l’anticipons parfois, et avec laquelle nous entretenons un rapport qu’il qualifie de « naturel ». Je m’attacherai à montrer que cette vision des choses non seulement est loin de pouvoir être prouvée, qu’elle confond un cas particulier avec une situation générale, qu’elle passe volontairement sous silence des pans entiers de l’Histoire, mais aussi qu’elle fait l’économie de toute pensée autocritique ; et, plus grave, qu’elle se sert d’explications et de pseudo-démonstrations ahurissantes de contre-vérités. Là, les bras nous en tombent ! Comment est-il possible qu’un musicien de cette qualité, compositeur (il ne montre cependant pas ses propres compositions), brillant conférencier, excellent pianiste et musicien doté d’une très solide culture, puisse traiter le sujet avec autant de grossières approximations, de désinvolture et surtout de mauvaise foi ? Ce pourrait être un canular, mais le Collège de France n’est pas vraiment le lieu le mieux approprié à ce genre de plaisanteries.
La comparaison risquée entre musique et langage.
Jérôme Ducros nous expose d’abord quelques notions fondamentales, indispensables à notre rapport intelligent avec la musique, et entreprend ensuite de nous montrer que le système tonal constitue non seulement l’appareil théorique et pratique le plus puissant pour nous permettre d’entretenir ce rapport, mais nous laisse encore entendre qu’il serait même le seul qui vaille. Ce côté « naturel » (c’est moi qui souligne) s’expliquerait par le fait que nous obéissons à des règles implicites, non formulées, inconscientes, qui régissent à la fois notre perception de la musique et notre usage du langage. De là à comparer la musique au langage il n’y a qu’un pas, hasardeux autant que réducteur, et Ducros n’hésite pas une seule seconde à le franchir. Il commence par invoquer les règles « implicites » auxquelles nous nous soumettons dans le langage parlé et que nous appliquons inconsciemment tous les jours. Il en irait de même, selon lui, pour la musique tonale. Nous appliquerions implicitement des règles dans notre perception de la musique, par exemple les résolutions mélodiques et harmoniques, les anticipations, et ces règles sont explicitement codifiées dans le système tonal. Musique (tonale) et langage seraient donc de même nature. Regardons-y d’un peu plus près. Ce n’est pas la première fois qu’on assimile la musique au langage. On parle souvent du « langage harmonique » de tel ou tel compositeur. Les constructions de thèmes dans le style classique – avec leurs membres qui se répondent, s’enchaînent avec des systèmes de transitions, se referment sur une clausule finale, s’ouvrent sur une continuation – ont été parfois mises en relation avec les constructions de phrases dans le langage parlé. On évoque aussi le « rythme » du langage, la « mélodie des mots », on a assimilé certains textes à des constructions symphoniques (comme on a comparé aussi certaines structures musicales à des architectures). Les deux champs sont néanmoins loin de se recouvrir, même si des influences ont pu s’exercer de part et d’autre. Certains écrivains, Joyce ou Faulkner par exemple, ont tentés des expériences polyphoniques dans leur écriture. Quant à moi, il m’arrive d’utiliser des formalismes que j’appelle les Grammaires Musicales Génératives (qui ne doivent rien aux différentes grammaires des langues) pour composer certaines de mes partitions. Il peut y exister des analogies, des similarités, des ressemblances entre le langage parlé et la musique, mais en aucun cas celles-ci ne renvoient à une quelconque structure profonde qui les engendrerait. Les « idiomes », les « métaphores », les « métonymies », les « enharmonies », les « modulations », les « cadences évitées » ou les « syncopes » sont des éléments fondamentaux et du langage et de la musique mais ne s’échangent pas les uns contre les autres. Cette convergence que tente Jérôme Ducros pour expliquer l’impossibilité à saisir un sens implicite dans les musiques privées du support de la tonalité, alors que ce sens serait pratiquement donné dans le cas du répertoire tonal, Ducros ne la démontre absolument pas, ne pouvant rien trouver qui unifierait plus profondément les structures du langage et celles de la musique, ou qui permettrait au moins une telle comparaison. Ce type de propos n’est qu’une pâle fumée qui cache une réalité bien plus complexe.
Si, en revanche, il y a une comparaison possible entre la musique et le langage (et comparaison n’est pas raison), ce n’est pas celle qui repose sur leurs constitutions propres mais sur un aspect qui semble être commun à la manière dont nous les appréhendons l’une et l’autre : leur charge cognitive respective. Comme le langage, la musique s’apprend et s’apprivoise par l’accoutumance, la répétition, l’apprentissage, et rien ne ressemble plus à un auditeur dérouté à l’écoute d’un style de musique tout à fait nouveau pour lui qu’une personne égarée dans un pays dont elle ne comprend pas un traître mot. La différence réside avant tout en ce que nous cherchons à établir un rapport esthétique avec la musique (elle doit nous « plaire ») alors que notre rapport avec le langage est surtout d’ordre sémantique (nous cherchons à le comprendre).
A propos du peuple chinois, Berlioz écrivit : « Il a une musique que nous trouvons abominable, atroce, il chante comme les chiens bâillent, comme les chats vomissent quand ils ont avalé une arête ; les instruments dont il se sert pour accompagner les voix nous semblent de véritables instruments de torture. » De telles comparaisons ne sauraient être avancées de nos jours, et pourtant, ce que l’on entend parfois dire à propos de certaines musiques contemporaines y ressemble étrangement. Parlant de la musique atonale, Jérôme Ducros n’hésitera pas, au cours de sa conférence, à insister sur les miaulements des chats. Un bébé acquiert les rudiments du langage parce que ses parents lui parlent tous les jours. De la même façon, un individu apprend à apprivoiser une musique quand il a la possibilité d’en entendre souvent au cours de sa vie. L’environnement musical dans lequel la plupart de nos contemporains sont plongés est ultra-schématisé, la muzak est dans tous les lieux publics, le conditionnement, les habitudes et le goût pour la musique sont rudement forgés par son omniprésence. Un bébé bambara n’est pas sensible aux mêmes sons qu’un bébé allemand, que ces sons soient ceux du langage ou de la musique qui les environnent au cour de leur croissance respective.
De cela, il ne sera bien sûr jamais question au cours de la conférence de Ducros, l’essentiel de sa réflexion se concentrant sur les rapports entre les sons comme le système tonal les a définis : la vieille opposition consonance/dissonance. Comme si la musique se résumait à ce seul particularisme ! Aucune musique ne repose jamais exclusivement sur des relations qu’entretiennent ses hauteurs les unes avec les autres ; toutes les (bonnes) musiques possèdent, pour notre plus grand bonheur, une riche palette de caractéristiques qui relèvent du rythme, du phrasé, des timbres, des contrastes, bref, de toutes les combinaisons de formes. Le système tonal est une merveille de construction – aucun musicien sensé ne saurait le contester – il n’en est pas pour autant le roc inébranlable sans lequel tout vacille. Jérôme Ducros, comme l’ont souvent fait avant lui plusieurs musiciens néo-tonaux, réduit la perception de la musique aux seules relations de hauteurs.
La chasse aux fausses notes.
À ce sujet, notre pianiste-conférencier est maintenant parti à la chasse aux fausses notes. Un vrai problème ! Il nous démontre qu’une seule fausse note dans Mozart s’entend immédiatement tandis que plusieurs dans Donatoni passent inaperçues. Il est vrai qu’il sera toujours très difficile de repérer des fausses notes dans des musiques auxquelles nous ne sommes pas habitués. Et les musiques atonales, quoiqu’aient pu penser Schœnberg et Webern, sont souvent trop complexes pour le permettre. Que ne tente-t-il pas, notre Aristarque, l’expérience avec des êtres qui n’ont pas été éduqués dans notre culture ? Pense-t-il peut-être que la musique tonale est universelle ? Croit-il qu’un Touareg ou un Pygmée pourraient facilement déceler la fausse note chez Mozart ? Bien sûr, rien n’est dit des musiques extra-européennes ni, d’ailleurs, de leur influence sur la « nôtre ». Tel n’est pas le propos, pourrait-on m’objecter. Mais pourquoi les exclure d’office de notre réflexion ? Les musiques du Japon, de Bali, de l’Afrique, de l’Inde, du Moyen Orient (dans lesquelles Ducros peinerait probablement à déceler des fausses notes) ne reposent pas sur le système tonal. Pourquoi ne chasse-t-il pas les fausses notes également chez Stravinsky ou Bartók ? Faisons l’expérience avec le début du Sacre du Printemps. L’un des exemples est une transcription exacte, l’autre est truffée de « fausses notes ». Pour qui n’aurait pas l’oreille suffisamment formée ni une connaissance approfondie de cette partition, les deux sonnent « acceptables » au regard du style.
Il n’y a pourtant pas moins de 27 différences entre ces deux fragments ! Nous décelons des fausses notes chez Mozart car nous connaissons fort bien les particularités du style tonal, pour y être habitués depuis longtemps, pour ainsi dire depuis toujours. De la même manière, une personne déjà assez cultivée en musique constatera des « fausses notes » si nous introduisons un accord non-classé chez Mozart
ou une cadence tonale chez Webern.
Et notre expert de nous expliquer que les accords s’entendent différemment selon les contextes dans lesquels ils sont plongés. Nous ne le savions pas ! Je l’ai dis, nos oreilles – ô combien ! – sont conditionnées. Mais la tâche du créateur consiste-t-elle à jouer sur des réflexes « quasi-pavloviens » du plus grand nombre de façon à s’en faire comprendre, ou, au contraire, à proposer des mondes alternatifs qui peuvent se révéler infiniment plus riches que celui de notre quotidienneté sonore ? C’est là une question d’éthique autant que d’esthétique dont Jérôme Ducros est décidé à ne point s’embarrasser. C’est une manière bien étrange que de recevoir les œuvres d’art en prenant comme principal critère de jugement notre habilité à y déceler les éléments censés ne pas leur appartenir. La reconnaissance est-elle l‘unique critère qui nous attache à elles ? Il est plus que probable, comme Ducros le dit, que la musique atonale ne sera jamais aussi populaire que la musique tonale. Est-ce là un critère pertinent pour juger de la valeur des œuvres ? Demande-t-on à la poésie de Ronsard, de Leopardi, de Mallarmé ou de Trakl d’être aussi populaire que les paroles des chansons de variété ou de rock ? Demande-t-on aux pièces de Racine, Büchner ou Beckett d’être aussi populaires que le sont les films de Walt Disney ou de Steven Spielberg ? Le succès commercial de certaines formes d’expressions populaires actuelles, tel le rap, ne s’explique certainement pas par le fait d’être tonales ou atonales. Que les néos ne s’y méprennent pas : en matière de popularité, c’est-à-dire en nombre d’écouteurs, ils sont bien plus proches de ceux qu’ils incriminent comme compositeurs atonaux, qu’ils ne le sont des stars planétaires de la pop-music. Avec cet appel à la chasse aux fausses notes, nous avons, ici encore, un exemple de réduction de la perception de la musique à ses seules relations de hauteurs.
La prévisibilité, l’inconnu et l’attente récompensée.
Jérôme Ducros fait décidément partie de ces personnes – très cultivées dans leur domaine – qui ne trouvent rien de mieux à faire pour le glorifier que de démolir ce qui n’en fait pas partie. Il fait une démonstration magistrale des mécanismes liés au système tonal qui organisent les phénomènes de prévisibilité (on devine une partie de ce qui va suivre car on connaît le contexte général), l’ouverture sur l’inconnu (une cadence rompue qui ne dit rien sur le futur) et l’attente récompensée (ce qu’on nous a fait pressentir n’est pas venu au moment attendu, mais finit néanmoins par arriver… comme une récompense). Ces mécanismes, et surtout le dernier, sont bien connus des spécialistes des neurosciences et ont été depuis longtemps analysés par les psychophysiologistes et les phénoménologues de la perception. C’est donc sur un terrain solide qu’il s’avance cette fois-ci. Le système tonal avec ses anticipations, ses résolutions, ses suspensions et ses retards était, en effet, une merveilleuse machine pour aiguiller la perception des objets temporels. Mais pourquoi, grands dieux, faut-il qu’il cherche à nous convaincre, par des raisonnements d’une absurdité confondante, que seul le système tonal serait apte à y parvenir ? Et il n’hésite pas à caricaturer à grands traits ! Il lance des attaques qui reviennent comme un boomerang sur le sujet-même qu’il veut défendre. Le voici qui se met au piano et joue le début d’une musique atonale. Il en propose plusieurs continuations, aussi valables les unes que les autres selon lui, et veut prouver de la sorte que tout est possible et que tout se vaut puisque les éléments tonaux, qui autrefois organisaient cela à la perfection, ne sont plus là comme les garants infaillibles de la perception d’une œuvre musicale. Il est aisé de faire la même expérience à partir d’une pièce dans le style de Debussy (compositeur que, sans doute, il affectionne beaucoup) et qui n’offre pas, tant s’en faut, les mêmes garanties en termes de prévisibilité et d’attente récompensée. Dans les trois exemples que je propose, un seul est intégralement de la main de Debussy. Pour les deux autres, je me suis permis d’imaginer d’autres continuations « plausibles » en tâchant de respecter ce que je pense connaître du style de ce compositeur. Je serais très curieux de voir en vertu de quelles règles, implicites ou explicites, on arriverait à démontrer que seule la version originale est la bonne solution à la proposition musicale initiale, en quoi cette proposition impliquerait nécessairement celle choisie par Debussy, et en quoi les deux autres ne satisferaient pas à l’attente induite par elle.
J’ajoute, pour ne rien passer sous silence, qu’analyser cette œuvre de Debussy en ne se contentant que de ce que le système tonal nous offre, serait un échec complet. Debussy n’était pas « franchement atonal », au sens où Jérôme Ducros entend ce terme, mais néanmoins suffisamment pour avoir mis en déroute ce que la tonalité impliquait comme prévisibilité dans le déroulement temporel de sa musique. Pour peu que l’on soit naïf – fort heureusement je ne le suis pas – on pourrait penser qu’un déterminisme absolu sous-tendait tout l’édifice de la musique tonale et qu’à partir d’une proposition initiale, une seule et unique continuation était possible ; ou encore que des procédés de déduction étaient tellement intégrés aux diverses fonctions tonales qu’ils ne laissaient pas le choix aux compositeurs. Tentons alors encore une expérience similaire avec un autre style, celui-ci beaucoup plus ancré dans la tonalité que le précédent : le style classique de Mozart et Beethoven. On y reconnaîtra sans problème certains thèmes connus, mais les conclusions seront différentes de celles que les compositeurs avaient choisies. Sous cet angle, tout est explicable en partant des racines tonales ; cependant qui pourrait ici encore prouver que, parmi toutes ces versions, une seule ne satisferait pas aux attentes suscitées par la tonalité ?
La logique des enchaînements d’accords tonaux était, il est vrai, d’une force indéniable, mais elle ne suffit pas à expliquer toutes les décisions compositionnelles de cette époque. D’ailleurs on n’en finit pas de les admirer pour avoir brisé certaines règles qui étaient alors en vigueur dans le système tonal. Les ruptures rythmiques, les contrastes dynamiques, les silences font partie intégrante de ce style et, parfois, ont plus de prégnance au niveau de l’expression et de la perception que le substrat harmonique qui les sous-tend. Jérôme Ducros ne peut évidemment pas l’ignorer, mais il le passe volontairement sous silence, car son mot d’ordre reste « le respect des règles tonales ». Nous sommes en présence, une fois encore, d’un exemple de réduction de la perception de la musique à ses seules relations de hauteurs.
De quoi les musiques atonales semblent-elles manquer ?
Dans son combat contre la musique « contemporaine », Ducros en appelle à un retour à des principes fondamentaux qui auraient été bannis de l’expression musicale. Il a d’ailleurs bien raison d’en isoler différentes particularités, car c’est grâce à cette « mise à plat » que l’on peut concrètement savoir de quoi il parle. Selon lui, il n’existerait plus de pulsations rythmiques, ni de mélodies chantables, ni d’harmonie, ni, bien sûr, de centre tonal. Les musiques atonales seraient devenues une grisaille sonore dans laquelle il serait impossible à quiconque, même aux compositeurs eux-mêmes, de percevoir des formes un tant soit peu profilées. La musique perdrait alors tout sens au profit de recherches sonores vaines et sans avenir. Examinons le problème de plus près.
Le sérialisme généralisé, qui a eu une très brève existence au début des années 50, avait prôné la tabula rasa. Il s’agissait pour ces compositeurs de refonder une esthétique musicale à partir de bases entièrement nouvelles : le sérialisme (surtout celui d’Anton Webern) et Mode de valeurs et d’intensités de Messiaen en étaient les fondements. Cela constituait une réaction contre les styles nationaux, voire nationalistes, qui avaient fleuri avant la guerre, et de ce point de vue – on ne le dit pas assez – une musique « d’après-catastrophe ». Mais laissons cet aspect historique. La démarche de ces compositeurs visait surtout à se dégager des procédés et de la rhétorique de la musique du passé. Quoi que l’on pense de ces œuvres-limites, elles n’en demeurent pas moins le témoignage important d’un moment fort de l’histoire d’après-guerre et il ne serait pas correct d’en critiquer l’émergence même ; ce que ne font d’ailleurs pas les néos. Les œuvres de cette période, à laquelle il faut également associer les premières partitions de Xenakis, étaient caractérisées par l’abandon des pulsations rythmiques, des mélodies conjointes ou linéaires, d’une pensée harmonique et, bien sûr, de la tonalité. C’était essentiellement un discours pointilliste. La continuité du discours et a fortiori la prévisibilité y étaient malaisées. Deux œuvres sont emblématiques de ce style, toutes deux écrites directement sous l’influence de Mode de valeurs et d’intensités de Messiaen : le premier livre de Structures pour deux pianos de Boulez
et Kreuzspiel de Stockhausen.
Dans la première, on perçoit nettement l’abandon des éléments stylistiques que j’ai décrits plus haut, mais dans la seconde, on peut constater que le discours est sans cesse soutenu par une pulsation régulière fournie par la percussion, ce qui invalide, ne serait-ce que provisoirement, cette affirmation de l’absence de pulsation et de tempo reconnaissable dans les œuvres de ce style. Et là se trouve la plus grossière erreur d’appréciation historique de la critique de l’atonalisme faite par Ducros et plusieurs autres : la musique contemporaine serait, encore aujourd’hui, ligotée par ces traits stylistiques. Cette idée est rabâchée à l’envi depuis de si nombreuses années que l’on finit par se demander s’il s’agit d’une erreur ou d’une négation volontaire : comment ne pas reconnaître que ce style de la tabula rasa n’a duré que très peu de temps et que ce sont les compositeurs-mêmes qui l’avaient forgé qui se sont très vite rendu compte de l’impasse dans laquelle il menait ? Pierre Boulez a songé même à intituler son premier livre de Structures pour deux pianos À la limite du pays fertile, reprenant ainsi le titre d’un tableau de Paul Klee. C’est dire le peu d’illusions qu’il se faisait lui-même à l’époque de sa composition quant à la pérennité d’un tel style !
Comment prétendre qu’il ne se serait rien passé depuis cette époque, donc depuis 60 ans ? Que ces diktats, certes proférés parfois de façon très arrogante, sinon agressive, typique pour cette époque (de ce point de vue, le nouveau roman et la nouvelle vague du cinéma n’étaient pas en reste), seraient toujours d’actualité aujourd’hui ? Pourquoi faire semblant de ne pas voir tout un large pan de l’histoire musicale contemporaine et pourquoi présenter la musique composée aujourd’hui comme victime d’une chape de plomb quasi stalinienne qui continuerait toujours d’oppresser les musiciens ? Quelle rancœur se cache donc derrière ce qui apparaît, sinon comme une négation d’une histoire musicale, du moins comme un aveuglement idéologique ? J’y reviendrai.
Comme je le disais au début de cet article, des académismes ont fleuri autour de ce style de la tabula rasa, mais ce ne sont pas les œuvres des suiveurs qu’il faut scruter, mais bien celles des véritables créateurs. Je pourrais multiplier les exemples, mais comme les noms de Boulez et de Stockhausen sont si souvent cités comme ayant été les plus radicaux dans ce mouvement, c’est donc exclusivement à partir de leurs œuvres que je construirai ma démonstration. Faut-il dès lors fournir des preuves ? Il semble que ce soit, plus que jamais, nécessaire.
L’abandon de la pulsation ? Dès 1954, dans Le marteau sans maître, œuvre qui a permis à Boulez de se dégager du sérialisme généralisé, on entend déjà très clairement des tempi pulsés.
Nous avons ici les pulsations, un tempo, mais certes pas une harmonie stable. C’est donc cela qui manque ?
L’absence d’harmonie ? Dans Pli selon pli (1957-60) du même, de nombreuses séquences sont établies sur une stabilité harmonique qui « saute aux oreilles ».
Mais ici, nous n’avons pas de pulsations ! Cela manque aussi alors ?…
Prenons maintenant le fameux Klavierstück IX (1961) de Stockhausen. Qu’est-ce qu’on y entend ? Un accord stable répété 140 fois dans un tempo pulsé et régulier. Nous avons ici une harmonie stable et une pulsation régulière, mais toujours pas de linéarité mélodique. Il y a décidément toujours quelque chose qui manque !
L’absence de mélodie (ou de linéarité mélodique) ? Allons plus loin dans cette même pièce. Qu’y trouve-t-on ? Une gamme chromatique. Stockhausen a écrit cette pièce en prenant justement les éléments qui avaient été bannis du sérialisme généralisé. On pourrait très bien chanter cette gamme chromatique linéaire car elle ne contient plus ces grands intervalles disjoints propres au style post-webernien alors en vigueur.
On retrouve bel et bien ces caractéristiques, censées avoir été bannies, dans les musiques atonales des années 60, mais cela ne convainc toujours pas notre « néo ». Ces éléments – répétitions, pulsations, harmonies, linéarités mélodiques – existent positivement, et qu’on n’aille pas croire que ces exemples sont des cas isolés. Écoutons Éclats/Multiple, Répons de Boulez, Momente, Mantra, Inori de Stockhausen, Sinfonia, Circles de Berio, Jonchaies, Rebonds, Pléïades de Xenakis, Kammerkonzert de Ligeti ; ces œuvres en fourmillent. Seul un Luigi Nono ne s’est pas aventuré dans cette reconquête des éléments centrifuges de la perception musicale.
N’existe-t-il jamais de centre tonal dans les musiques dites atonales ? Les musiques atonales respectent-elles toujours le vieux principe de l’égalité fondamentale entre les 12 sons de la gamme chromatique, responsable de cette « grisaille sonore indifférenciée » que les néos dénoncent ? Il semble qu’il faille néanmoins, ici encore, apporter des preuves. Il y a bien longtemps qu’a été utilisée l’idée d’introduire des notes-pivots à l’intérieur d’un discours ne possédant pas de centre tonal (de tonique), ni de hiérarchies définies a priori. C’est justement cette absence de hiérarchies que reprochent les néos à la musique atonale. Pour eux, sans elles tout se vaut car les probabilités d’apparition entre les sons (ou même entre tout objet sonore) seraient toujours également réparties. Il est très fréquent d’entendre des musiques atonales ayant un ou plusieurs centres de gravité (des sortes de pseudo-toniques) qui attirent l’oreille de façon tout à fait prégnante. Il ne s’agit pas là, bien sûr, de véritables toniques, ni de musiques tonales, toutefois une hiérarchisation sonore ainsi se met en place qui occupe une fonction comparable à celle que la tonique a occupée autrefois. Polla Ta Dinha de Xenakis ou Inori de Stockhausen sont grandement fondés sur l’obsession d’une seule hauteur. Dans ma Passacaille pour Tokyo, j’ai également conçu une composition de plus de 20 minutes autour d’une note centrale, point de gravitation sonore de tous les événements qui tournent autour :
N’y a-t-il jamais rien de chantable dans l’atonalisme comme continuent de l’alléguer ces musiciens adeptes du grand retour ? J’ai composé En écho au début des années 90, un cycle de mélodies pour soprano et électronique en temps réel qui utilisait des méthodes très expérimentales. À aucun moment une rhétorique tonale n’est venue chatouiller mon esprit, fût-ce dans un style classique, romantique ou postromantique. Chacun pourra juger de la « chantabilité » de cette musique :
Et pourquoi diable ces néos n’apprécient-ils pas non plus la musique spectrale ? Les harmonies y sont stables et souvent consonantes, le tempo est bien là, la pulsation est très présente, la répétition est à la base même de cette musique, comme le montre le début de Vortex Temporum de Gérard Grisey :
… mais tout cela ne les convainc pas. Il manque toujours quelque chose. Qu’est-ce que cela peut-il être ? Le manque est d’ailleurs justement ce qui a toujours été ressenti lors de l’apparition de nouveaux styles. Souvent ce n’est pas tant le nouveau qui choque que l’absence de l’ancien. Les préclassiques abandonnaient la polyphonie baroque, Beethoven abandonnait la mélodie au profit de petits motifs, Wagner abandonnait l’opéra à numéros et le bel canto, Debussy abandonnait le chant et les enchaînements harmoniques tonaux, Stravinsky abandonnait les délices de l’impressionnisme, Schœnberg (mais déjà Liszt) abandonnait le système tonal, Varèse abandonnait les hauteurs tempérées, la génération des compositeurs de Darmstadt a, elle, tout abandonné (sic), Xenakis abandonnait les lignes musicales au profit des masses sonores, Cage abandonnait la notion même d’œuvre, la musique électronique abandonnait les sons instrumentaux, Lachenmann abandonnait les hauteurs… Voilà le florilège de ces illustres et notoires abandons qui, à chaque fois, ont provoqué des nostalgies et des frustrations, et fait les délices des atrabilaires.
Les descriptions que font certains néos de ce qui manque à la modernité musicale de notre époque cherchent désespérément à s’ancrer dans une réflexion sur le « langage musical » qui apporterait une vision cohérente. Mais ces descriptions tournent lamentablement à vide. Ce qu’ils désirent, c’est le « tout à la fois ». Et ce « tout à la fois », c’est des harmonies tonales, une mélodie chantable et une carrure rythmique dans le même temps. Ce qu’ils désirent ardemment, c’est le retour des rhétoriques classiques et romantiques, des tournures mélodiques chères aux compositeurs du XIXe siècle. Debussy qui déjà voulait « tordre le cou à l’éloquence » s’est affranchi de toute cette rhétorique classique et romantique. À bien y regarder, il apparaît que ces néos ne veulent pas seulement revenir à la période d’avant Schœnberg, mais bien à celle d’avant Debussy ! Ce sont souvent des musiciens complets, bardés de prix de conservatoires et de diplômes, certains d’entre eux ont même été de petits prodiges. Ils cultivent un amour passionné pour la musique classique tonale d’autrefois qu’ils connaissent, pour la plupart d’entre eux, en profondeur. De cela, je ne saurais les blâmer car je suis comme eux. Mais leur amour, à la différence du mien, est exclusif et sans partage. Ils s’imaginent se saisir de l’esprit même de ces chefs-d’œuvre du passé en cherchant à les copier scrupuleusement. Ils me font penser à Pierre Ménard, ce personnage imaginé par Borges qui, reproduisant mot à mot, au XXe siècle, le Quichotte de Cervantes, ergo dans un style « archaïsant », et qui pêchait « par quelque affectation », pratiquait finalement « la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées ».
Ces néos veulent construire des meubles modernes dans des formes anciennes, n’hésitant pas à les patiner et même à y creuser des trous, comme pour faire croire que des vers les auraient rongés au fil du temps. Ces néos sont des restaurateurs. Et pour gagner l’adhésion instantanée d’un public à peine informé sur les choses musicales, ils s’amusent à en improviser des caricatures à grands traits ; en un mot, du chiqué !
Tonal/atonal : les limites d’une comparaison hâtive.
La mise en opposition du tonal et de l’atonal, comme systèmes de composition, est un non-sens. Le système tonal a mis plusieurs siècles à s’édifier, et comme bien d’autres systèmes il a fini par s’effondrer. Je ne reviendrai pas sur les conditions de cet effondrement, cette histoire est bien connue. Mais, peut-on opposer un quelconque système atonal à un tel monument séculaire ? Cela n’a pas de sens. À côté de lui, le sérialisme, tentative la plus systématisée pour le remplacer, n’est qu’un édifice minuscule. Il n’a perduré que quelques décennies et ne constitue pas en lui-même un système de composition suffisamment élaboré pour prendre en charge toute la pensée compositionnelle. Le plus grand apport de Schœnberg n’est certainement pas d’avoir mis au point le système de séries, mais plutôt d’avoir supprimé un rapport hiérarchique déterminé a priori entre les sons. Déjà Liszt par ailleurs, dès 1854, avait pressenti cela dans le début de sa Faust Symphonie. Cela n‘implique nullement l’absence de hiérarchies ; celles-ci peuvent désormais être élaborées, si le besoin s’en ressent, sans être imposées de l’extérieur. Il est important de comprendre que, si l’on peut expliquer certains aspects d’une œuvre en se référant au système à partir duquel elle est composée, aucun système, aussi sophistiqué soit-il, ne saurait jamais expliquer l’œuvre. Toute pensée compositionnelle prend des décisions importantes, engage des orientations, affirme un style, cultive une expression, qui ne sont pas répertoriés dans un système de références donné, même s’il lui arrive de prendre appui sur lui. On n’expliquera jamais la richesse d’une œuvre de Mozart par son appartenance au système tonal, pas plus qu’on n’expliquera une musique de Webern par la série qui la sous-tend, ou la beauté d’un tableau de Botticelli par le fait qu’il repose sur la proportion dorée. Une œuvre est un monde en soi, un univers parallèle, qui porte en lui les traces incommensurables des intuitions, des pensées, des choix, des ratures, des utopies et des désirs qui ont présidé à son éclosion. La rage vengeresse qui anime ces musiciens néos leur fait tenir un discours simplificateur qui perd de vue toute perspective et toute hauteur de jugement. Ils finissent par ne voir la musique que par le petit bout de leur lorgnette : celui qui légitime l’acte créateur par le » système » au sein duquel il est supposé avoir pris naissance.
La vitesse de l’histoire.
Jérôme Ducros atteint des sommets dans la mauvaise foi quand il aborde le sujet de l’évolution musicale. Il s’étonne tout d’abord que Boulez lui-même ait déclaré qu’il y avait plus de changements autrefois entre les générations de compositeurs qu’il n’y en a aujourd’hui. D’abord est-ce bien sûr ? Ce genre d’exercice est toujours assez scabreux, et l’on peut faire dire ce qu’on veut aux styles et aux dates. Mais regardons des œuvres étalées sur des périodes d’environ 20 ans. Entre Pli selon pli de Boulez, datant du début des années 60,
et Transitoires de Grisey, datant de 1981,
ne s’est-il rien passé ?
S’agit-il de la même esthétique ? Entre Kontrapunkte de Stockhausen (écouter ici), composé en 1952,
et Pression de Lachenmann (écouter ici), écrit dix-sept ans après, n’y-t-il pas de différences ?
Ces œuvres sont–elles vraiment de styles plus proches que le dernier concerto pour piano de Beethoven, datant de 1808,
et le second de Chopin, composé vingt-et-un ans plus tard ?
Il ne s’est passé que 90 ans entre la dernière œuvre de Bach et le premier des grands opéras de Wagner. C’est évidemment peu si l’on compare l‘évolution du style. En revanche, si l’on pense aux Bagatelles d’Anton Webern, de 1913,
on aura du mal à imaginer qu’elles ont été écrites un an avant le Trio de Ravel.
Il n’y a pas beaucoup d’enseignements à tirer de ce genre d’exercice, mais il peut parfois être intéressant. Seulement Jérôme Ducros, de ce point de vue, va pousser le bouchon fort loin. Rien, décidément, n’arrête notre homme dans l’exercice de la manipulation historique. Il présente 4 extraits d’œuvres dont les textures musicales se ressemblent à s’y méprendre ; la plus récente de ces œuvres date d’il y a quelques années et la plus ancienne remonte à la fin du XVIIe siècle. Pour éclairer sa comparaison, il a la délicatesse de signaler que l’exemple le plus ancien était censé imiter les miaulements de chat ! Il a dû se donner un mal de chien pour concocter cette démonstration qui cherchait à prouver qu’en dehors de la tonalité rien ne bouge. Sans scrupule, pour éclairer la grande Histoire par une petite anecdote, il est allé chercher de petits extraits, tous composés à partir de glissandi, de micro tonalité, dans un déroulement assez lent, pour nous démontrer que Varèse, Carter et Ferneyhough composaient à peu près la même musique sur près d’un siècle : une sorte de grisaille sonore indifférenciée. Le vieux procédé qui consiste à faire dire à une phrase autre chose que ce qu’elle dit vraiment en la sortant de son contexte semble marcher à fond ! Là encore, l’effet de boomerang est garanti. Ce qu’il profère sur les musiques atonales pourrait très bien se retourner contre les musiques tonales. Prenons, par exemple, une succession d’arpèges montants et descendants rapidement sur un accord parfait et cherchons-en des exemples dans un florilège d’œuvres tonales allant de Bach à Ravel ; et ensuite, déduisons-en que le système tonal n’a pas su produire d’autres figures que celle-ci !
Donner des exemples aussi partiaux et aussi courts relève de la supercherie. Un tel manque de rigueur s’apparente à une grossièreté qui souille les murs de la maison dans laquelle elle s’est étalée. Jérôme Ducros prône le retour à la tonalité ; eh bien, celui-ci est de taille. Voici le Trio qu’il composa en 2007. Cette fois-ci, vous disposez de plus de 13 minutes pour prendre la mesure d’une anti-modernité revendiquée ! (écouter ici).
Le retour : seule alternative à la caducité du modernisme !
L’une des idées les plus appuyées de Jérôme Ducros est la suivante : « Le summum du moderne ayant été atteint, écrire après, quoiqu’il arrive, c’est «revenir». Comment s’étonner dès lors que l’on plaide pour une remise en cause radicale des dogmes vingtiémistes plutôt que pour leur perpétuation sous une forme édulcorée ? ». Les dogmes vingtiémistes ? Ce qu’au détour de ses phrases Ducros dit, sans la moindre nuance, sans la moindre analyse historique un tant soit peu scrupuleuse, s’apparente bel et bien à une rumeur, voire à des ragots. Ducros perpétue cette obsession selon laquelle une évolution darwinienne tiendrait lieu de l’histoire de l’art et que celle-ci, ayant atteint son stade ultime, serait désormais close. Il continue d’insinuer qu’il n’y a pas eu d’assouplissement dans la pensée musicale depuis l’époque de la rigide tabula rasa. Et quand, accidentellement, chez tel ou tel compositeur, il en admet quand même une certaine dose, il l’interprète comme une timide tentative pour renouer avec des codes anciens, sous peine de demeurer incompris. Il colporte, encore et toujours, cette idée saugrenue que les artistes modernes n’auraient jamais admis que l’histoire pouvait être autre chose que progrès. Depuis plusieurs années, certains néos luttent contre une hypothétique ligne droite fléchée qui indiquerait la tendance progressiste (et par là même destructrice) de l’art ! Ils savent pourtant que l’histoire de la musique est truffée de ces « petits retours ». Mozart et Beethoven ont réintégrés la pensée polyphonique préclassique dans leurs dernières œuvres (les fugues). Debussy est revenu aux modes anciens d’avant la tonalité, ainsi qu’au diatonisme d’avant le chromatisme. Dans certaines parties de Parsifal, Wagner a délaissé l’ultra-chromatisme, dont il avait été le champion, au profit de la modalité. Dans Lulu et dans son Concerto à la mémoire d’un ange, Berg a utilisé des séries qui donnaient naissance à des harmonies consonantes sous formes d’accords parfaits. Je ne reviendrai pas sur les styles « contemporains » dont j’ai montré plus haut quelques–uns des « assouplissements ». Dans tous ces exemples, nous ne voyons pas de retours en arrière stylistiques, mais bien des élargissements, des assouplissements de la pensée musicale en vue d’en tirer des expressions inédites. Certains néos – dont Jérôme Ducros qui est l’un de leurs porte-paroles – simplifient à outrance la réalité : ils arborent les appellations « tonales » et « atonales » comme autant d’étendards derrière lesquels ils aimeraient sans doute voir se presser des esprits grégaires tout juste aptes à se contenter de cette dichotomie à bon marché sans notion aucune de ce qui se joue réellement dans la création musicale. Ils se montrent aussi incapables de considérer les œuvres dans leurs singularités propres qu’ils le sont de proposer pour l’art autre salut que celui de revenir sur ses pas. Serions-nous donc condamnés à éternellement répéter ce qui a déjà été dit ? Quelles seraient alors les solutions pour sortir de cette impasse, pour éviter cet hapax historique qui très vite, incessamment sous peu, signifierait la fin de l’art ? Ces questions, hélas, ne sont pas posées et, par conséquent, les réponses, fussent-elles provisoires, ne sont point esquissées.
Le langage du ressentiment.
Comment comprendre qu’un tel discours ne se contente que d’une avalanche de récriminations sans que rien ne soit dit des promesses supposées d’un retour aux valeurs tonales ? Mises à part les quelques phrases flatteuses, ô combien complaisantes, sur les beautés de la musique de son hôte Karol Beffa, Jérôme Ducros ne nous donne pas le moindre exemple de ce à quoi il aspire, hormis ce grand retour salvateur. Rien n’est dit sur la nécessité intérieure qu’il y aurait à composer à nouveau des œuvres franchement tonales et tout empreintes des caractéristiques de la musique romantique. Rien n’est dit sur l’urgence de créer des mondes sonores qui auraient leur propre authenticité grâce à l’invention de quelque forme d’expression nouvelle. Ce qui transparaît cependant, caché sous un chapelet de rictus sans joie, est un désir de revanche, de reconnaissance sociale et institutionnelle. Et cela semble tenir lieu de projet artistique à certains de ces néos. Ils veulent récupérer le pouvoir qui, pensent-ils, a été confisqué par les tenants du modernisme. Qu’ils nous montrent leurs œuvres plutôt que leur soif de vengeance. Qu’ils ôtent ce masque d’amertume et nous montrent leurs désirs avec plus de joie, et surtout sous une autre lumière que ce sempiternel ressentiment à l’égard de la génération des prédécesseurs. L‘arrogance qui est la leur aujourd’hui semble singer celle des avant-gardes des années 50 qu’ils condamnent. Mais, à la différence de ces dernières, ils ne nous font partager que leur désolation, ne nous montrant guère d’autres chemins que celui qui nous ramènerait au bercail. Les êtres de ressentiments, écrivait Nietzche, sont une race d’hommes pour qui la véritable réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne se dédommagent qu’au moyen d’une vengeance imaginaire. Qu’ils cultivent leur part « active » au détriment de leur part « réactive », et ce serait la condition, nécessaire, pour engager un débat qui en vaille la peine.