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Orchestrer Debussy

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(Texte écrit à propos de mon orchestration du troisième mouvement de la Première suite d’orchestre de Claude Debussy, créée le 3 février 2012 à la Cité de la Musique à Paris par Les siècles dirigé par François-Xavier Roth)

Debussy, à la différence de Ravel, n’a guère orchestré ses propres pièces pour piano. En cela aussi, il se montrait un novateur qui ne suivait pas les « coutumes » de son époque qui voulaient que l’on adapte une œuvre pour telle ou telle circonstance. Chez lui l’idée et le son ne faisaient qu’un et tant pis si cela ne convenait pas aux règles en vigueur dans la société musicale de son temps.

La première suite d’orchestre, dont il a orchestré trois des quatre mouvements, est une œuvre du Debussy d’avant Debussy. Composée environ une dizaine d’années avant le Prélude à l’après midi d’un faune, elle montre une facture encore empreinte des formes du passé. On y sent un jeune Debussy acquérant son métier de compositeur, encore sous diverses influences. Mais on le sait, les petites œuvres de futurs grands maîtres requièrent plus de richesses que les grandes œuvres des petits maîtres. Sur ce point, Debussy ne fera pas mentir ce diction. Le troisième mouvement, intitulé Rêve, montre, par bien des égards, ce que le compositeur deviendra plus tard. On y trouve déjà, dans certaines relations d’accords, ce qui fera la marque du Debussy de la maturité, comme ces enchaînements par notes communes et mouvements chromatiques dont il se servira beaucoup dans La mer. On y décèle également ce goût des sonorités claires et limpides, comme aquatiques, dont il ne se départira pas ensuite. Mais ce Debussy là est par ailleurs encore sous l’influence de la tradition romantique, et n’a pas encore « tordu le cou à l’éloquence » comme il se plaira à le dire plus tard. Ses phrases sont longues, étirées, la forme sacrifie encore au modèle A-B-A cher aux classiques, ses élans sont encore juvéniles et n’atteignent pas encore cette tension elliptique dont il deviendra le maître absolu.

Ses références sont nombreuses. Certes, les personnalités françaises vivantes à l’époque de sa jeunesse, telles Massenet ou Saint-Saëns, ne sont-elles pas absentes du style de cette musique, mais c’est à des compositeurs de plus grande envergure desquels il se rapproche. Ce troisième mouvement, c’est évident, est d’abord une œuvre pianistique (Debussy a d’abord réalisé une version pour piano à quatre de mains de cette suite avant d’en orchestrer certains des mouvements). La tonalité de sol bémol, où l’on ne joue que sur les touches noires du piano, favorise l’aspect pentatonique du thème principal et montre clairement la filiation que Debussy a toujours entretenu avec Chopin (Etude sur les touches noires, Barcarolle). Cette tonalité est aussi adaptée au piano qu’elle est inadaptée à l’orchestre, et j’ai même été tenté de la changer à un moment. Mais par ailleurs, c’est aussi à Liszt que cette pièce fait penser. Les harmonies en quintes augmentées qui terminent ce mouvement, ainsi que les nombreuses batteries d’accords brisés dans l’aigu de l’instrument l’évoquent clairement. Cependant, s’il est un compositeur qui hante cette pièce, c’est bien Wagner. On connaît la fascination que le compositeur allemand exerçait à cette époque en France, et tout particulièrement sur le jeune Debussy. Fascination qui n’aura d’égale que le rejet violent qui s’en suivra. Il est impossible de na pas penser à Parsifal en écoutant Rêve. Le thème principal est à la fois une évocation du fameux motif du prélude de cet opéra et de celui de la bénédiction dans l’enchantement du Vendredi Saint. On y retrouve les mêmes profils montants et descendants, la même régularité rythmique, brisée à certains moments par une valeur pointée, ainsi qu’une tournure mélodique extrêmement ressemblante à celles qui composent bien des thèmes wagnériens. C’est donc sous l’apparence d’un jeune musicien encore tout imprégné de wagnérisme que semble poindre le futur auteur de Pélléas. Et c’est dans la perspective de ce double visage que j’ai choisi d’orchestrer ce mouvement.

Je ne prétendrai nullement que Debussy l’aurait orchestré de la manière dont je l’ai réalisé moi-même et je n’ai, à ce sujet, pas cherché à respecter une quelconque authenticité. La chose aurait d’ailleurs été impossible car le recul historique fait que j’en sais plus aujourd’hui sur ce compositeur qu’il ne pouvait en savoir lui-même à l’époque de la composition de cette œuvre. Ainsi, j’ai voulu montrer la filiation que ce jeune musicien entretenait avec des ainés qui l’ont finalement révélés à lui-même. Certaines parties, comme la section centrale, sont délibérément conçues dans une vision romantique et je n’ai pas souhaité leur ôter les parures qui sont celles qui les ornent dans ces circonstances, mais d’autres moments nous dévoilent un jeune artiste qui possédait déjà les germes de ce qui allait devenir son style personnel et ô combien original. Ainsi j’ai évité, lorsque le style me le permettait, de recourir à une vision trop romantique de l’orchestre, avec la prédominance continuelle des cordes, et je me suis souvenu du goût de l’auteur des Images pour orchestre, pour les sonorités des instruments solistes. Dans certains passages j’ai pris la liberté d’inventer certaines voix supplémentaires en me souvenant des techniques d’hétérophonie dont il se servira dans ses œuvres de la maturité (La mer en particulier), et j’ai fait également usage de certains procédés d’orchestration (surtout dans le traitement des cuivres avec sourdine) qui font référence au Debussy futur. Il est clair, en tout cas pour moi, que dans cette pièce, Debussy était pareil à ces animaux qui changent de peau. Cela nous rend le personnage d’autant plus attachant qu’il nous montre, si nous l’avions oublié, que l’invention artistique trouve souvent ses sources dans un rapport conséquent, et loin de tout aveuglement, avec les œuvres de l’histoire.

Kyoto, mai 2010