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I.4 Chez le Docteur : Passacaille (début à variation 3)

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1.4.0 Le thème de la Passacaille : comment Wozzeck ne pisse pas dans la rue.

Chez Büchner, Woyzeck rend visite au Docteur et est censé lui apporter un prélèvement d’urine. Ce détail scabreux a été effacé par Berg, probablement pour des soucis de convenances avec le milieu de l’opéra. Büchner lui, ne tenait guère compte de ce type convenances bourgeoises dans le théâtre. Ces petits réaménagements opérés par Berg produisent certaines incohérences. Le texte de Büchner dit ceci :

Le Docteur : Je l’ai vu, Woyzeck, il a pissé dans la rue, pissé contre le mur comme un chien.

Le Docteur réprimande Woyzeck car il arrive avec un flacon vide ; il lui demandera d’essayer encore une fois. À cela, Woyzeck répond que lorsque la nature parle, il est bien difficile de se retenir. Dans l’adaptation qu’en fit Berg, le verbe gepissen (pisser en allemand) est remplacé par gebelten (aboyer). Le texte donne ceci :

Le Docteur : Je l’ai vu, Wozzeck, il a encore toussé, toussé dans la rue, aboyé comme un chien

Comme pour donner plus de crédibilité à cet « aboiement », Berg fait précéder le terme « aboyer » par celui de « tousser ». On peut admettre une ressemblance auditive entre le fait de tousser et celui d’aboyer. Mais si « aboyer comme un chien » peut s’accepter, l’invocation de la nature, dans ce contexte, semble problématique. En quoi « aboyer comme un chien » serait une tendance de la nature humaine difficile à réprimer ? Fort heureusement, de nombreux metteurs en scène restituent aujourd’hui le texte original de Büchner.

Suivant sa tendance habituelle d’organiser ses compositions suivant des principes numérologiques, Berg a construit sa Passacaille entièrement sur le chiffre 7. Le thème et la quasi-totalité des variations sont concentrés sur des sections de 7 mesures. Parfois, lorsqu’une variation est très courte, elle ne comporte qu’une mesure, mais est alors divisée en 7 temps. Il y a en tout 21 variations, soit un multiple de 7.

Le motif de la Passacaille est composé sur la succession des 12 demi-tons chromatiques dans l’ordre que voici :

(Les trois dernières notes de ce thème [fa-lab-ré] auront une importance capitale dans le cours de cette Passacaille. Pour des raisons de commodité, j’appellerai ce groupe motif x )

Le fait d’utiliser les 12 sons ne permet pas, ici, de parler d’organisation dodécaphonique au sens strict du terme. Berg n’utilise aucune des techniques classiques de cette méthode. L’ordre des sons sera toujours le même, sans transpositions, ni renversements, ni rétrogradations.

Le thème de la Passacaille est exposé aux violoncelles, sous la forme d’un récitatif agité, dans lequel on peut discerner 4 formes d’organisation rythmiques.

une forme « morse » basées sur de brusques répétitions et des arrêts subits (cf lignes 1 et 4 dans l’exemple ci-dessous)

Un forme en accelerando (première moitié des 2ème et 3ème lignes)

Une répétition régulière (seconde moitié des 2ème et 3ème lignes)

Une forme mélodique en valeurs plus ou moins égales (5ème ligne)

L’ensemble de ces modes d’organisations rythmiques a pour but de créer un sentiment d’instabilité et même de nervosité. C’est évidemment le Docteur qui est peint ici dans l’anxiété fiévreuse et monomaniaque qui va le caractériser tout au long de cette scène. Lui aussi chante sur un mode récitatif, mais de manière beaucoup plus instable, dans les contours mélodiques, que les notes répétées des violoncelles :

L’organisation mélodique de ce récitatif est extrêmement contrôlée et porte, en germe, de nombreux motifs que l’on verra tout au long de cette Passacaille. Une première phrase, en trois segments :

1. Un motif de tierce mineure et quarte augmentée montante (motif x en vert dans l’exemple ci-dessous), suivi d’une formule de tierce mineure montante (entourée en bleu) qui apparaîtra de façon régulière lorsque le Docteur prononcera le nom : « Wozzeck ». Nous avons ici une des clés pour l’explication du changement de nom »Woyzeck » en « Wozzeck« . Deux syllabes coupantes et brusques que la consonne mouillée « y » aurait rendu trop douce.

2. Un motif en triples croches initié par une tierce majeure.

3. Le retour du motif x à la fin.

Vient ensuite une variation de la phrase précédente : « Je l’ai vu Wozzeck, il a encore toussé, toussé dans la rue ». Notons que, comme le Capitaine dans la première scène, le Docteur s’adresse à Wozzeck à la troisième personne du singulier !

Le motif x est précédé, et non plus suivi, d’un demi-ton. Le « si naturel » qui manque ici [1. On peut le plus souvent observer que l’utilisation du total chromatique est respectée entre le récitatif des viioloncelles et la voix.], est produit par les violoncelles au même moment, toujours suivi de « Wozzeck ».

La phrase en triples croches sur les tierces mineures est développée.

Le retour du motif x développé. Notons dans cette deuxième phrase la prédominance de la succession intervallique -4+3.

Vient ensuite la comparaison animale : « aboyer comme un chien », puis la promesse de lui payer « drei Groschen » pour tous les jours où il a servi de cobaye pour ses recherches médicales. À ce moment, le Docteur chante (cantabile et non plus parlando comme jusque-là) un motif en tons entiers descendant que l’on retrouvera plus tard : « le motif de la science«  (surligné en rouge dans l’exemple ci-dessous). Ici, pour l’unique fois, la voix et les violoncelles se retrouvent en rapport d’octave, alors qu’ils étaient jusque-là en complémentarité chromatique. Ce petit détail souligne l’aspect emphatique du Docteur lorsqu’il chante pour la première fois son « motif de la science » :

Le motif « Wozzeck » revient, puis une accalmie sur la constatation que le monde est mauvais (« Die Welt is schlecht »). Ici réapparaissent les tierces majeures que l’on avait entendues dans les figures médianes des deux premières phrases:

« Très mauvais » ajoute-t-il ! Ce à quoi Wozzeck entonne son « couplet sur la nature qui lui tombe dessus » :

La phrase chantée par Wozzeck commence par une imitation, un ton plus haut, de la lamentation du Docteur dans la mesure précédente :

et, de ce fait, rappelle la phrase en tierces majeures que l’on a entendu de la bouche du Docteur lors de la seconde phrase :

Puis se conclut par le motif x :

Le Docteur profère un « Oh ! » à la fin de sa phrase sur le monde mauvais. Ce n’est qu’un soupir de lamentation, avec crescendo et diminuendo. Mais voilà que Wozzeck, ce pauvre bougre, a osé émettre une opinion sur le sujet de la nature humaine ! On n’en attendait pas autant de lui. Le Docteur en est estomaqué ! Comment peut-il oser de tels propos ? Il va s’en offusquer dans la première variation, mais sa surprise est déjà exprimée par l’orchestre. Le « do # », sur lequel était chanté ce « Oh ! », est repris par les clarinettes qui le propulsent en octaves, comme une stupeur :

1.4.1 Première variation : De Natura Rerum. (7 mesures)

Lors de la première variation, le thème de la Passacaille est donné au cor bouché, en note éparses, sur quoi vient se greffer la ligne vocale du Docteur. Le reste des figures chantées par le Docteur est construit sur des transpositions du motif x.

On voit que, dès la première variation, Berg dissimule le thème d’une manière assez radicale. Ces notes isolées du cor ne sont que des points d’appui de la voix, au début et à la fin des figures, ou sur les points saillants. Il est bien difficile en effet de reconnaître le thème à l’écoute. Il sera, on le verra, toujours présent, mais souvent enfoui, comme un prétexte plutôt qu’une structure destinée à être perçue.

La stupeur du Docteur sera à rebondissements : « Quand la nature parle ! Quand la nature parle ! Superstition ridicule ! ». La nature est un sujet que le Docteur a la certitude de bien connaître. C’est en tout cas son objet d’étude principal. Toutes incartades sur ce terrain, et surtout lorsqu’elles proviennent d’un individu aussi « rudimentaire » que Wozzeck, le fait sortir de ses gonds. La montée en octaves des clarinettes qui précède, est reprise par les flûtes et le piccolo, encore plus haut dans la première mesure de cette première variation. Chaque montée en octave sur ce « do# » est d’abord doublée par des pizzicati mêlés au motif x , chanté par le Docteur sur « Die Natur », puis joué aux alti. Le « do# » de la première clarinette se poursuit dans une figure en doubles-croches :

C’est la reprise, note à note, de la première phrase chantée par le Docteur lors de l’exposition du thème, mais jouée maintenant dans un rythme régulier :

La seconde flûte continue le même schéma :

à l’intérieur duquel nous reconnaissons maintenant la seconde phrase chantée par le Docteur au début :

La seule différence, quant aux hauteurs, est la transformation du « fa# » en « fa bécarre » à la sixième note. Il est difficile d’expliquer avec précision ce petit détail, mais deux hypothèses peuvent être tentées. Le « fa# », nous l’avons vu, correspond à la petite formule « fa#-la » qui est celle qu’utilise le Docteur pour prononcer le nom de « Wozzeck ». On peut penser que Berg a modifié ce « fa » en « fa# » au début de la Passacaille lorsque le texte chanté l’imposait. Dans cett e phrase de flûte, le « fa bécarre » en effet paraît plus cohérent car il s’inscrit dans une séquence de tierces majeures en descente chromatique : [fa-la], [lab-mi] et [sol-mib]. Ce n’est qu’un petit détail, mais ce genre de situation est très fréquent dans le style de l’atonalité libre de la musique de cette époque, et il convient de ne pas systématiquement les passer sous silence. Une autre observation saute aux yeux de façon plus flagrante. Cette Passacaille ne se contente pas de reproduire le thème principal, mais fait aussi un large usage des parties secondaires, comme on vient de le voir avec l’exploitation mélodique des mélodies chantées par le Docteur au début de la scène, qui auront une grande importance dans les variations.

La poursuite du modèle présenté lors de l’exposition du thème est encore visible dans les mesures qui suivent. On a vu qu’après les deux premières phrases, le Docteur avait chanté sur le motif en secondes majeures descendantes, qui est le « motif de la science ». C’est encore lui que l’on retrouvera, mais en canon cette fois-ci entre cor anglais et basson jouant à la tierce majeure d’une part, et hautbois de l’autre, au moment où le Docteur échafaude une première hypothèse scientifique (sic) : sa démonstration de la soumission des muscles à la volonté humaine :

La petite figure en doubles-croches qui conclut la partie de hautbois n’est autre que la variation du motif chanté par le Docteur au début et qui introduisait alors le « motif de la science » :

Pendant ce temps, le Docteur passe à un style recitativo sur des notes répétées (dans le style d’écriture des violoncelles lors de l’exposition du thème) qui suivent toujours le motif principal joué au cor. Noter l’extrême grave par lequel cette partie vocale se termine :

La fin de cette variation verra le « motif de la science », en canons entre les clarinettes et les violons pizzicati, tandis que le Docteur chante maintenant dans le style des violoncelles lors de l’exposition du thème, c’est-à-dire, avec une récitatif sur un accelerando noté.

Le motif de la science , lors de la dernière mesure, est comme « liquidé » par la descente de scondes majeures en octaves dans le grave :

Et la variation se termine sur le motif x, joué au basson et contrebasson, dont la forme montante est un appel aux progressions en octaves qui suivront immédiatement dans les parties de clarinettes qui ouvrirent la deuxième variation.

1.4.2 Deuxième variation : discours sur la propriété des poix.

(7 mesures)

À la manière de la Suite qui commençait l’opéra, cette Passacaille est divisée en sections séparées (ici 21 courtes variations) dont chacune a sa propre couleur instrumentale et son propre mode de figuration musicale. Mais compte tenu de l’extrême brièveté de ces variations, les changements de couleurs se succèderont ici avec une plus grande rapidité, donnant à cette Passacaille l’allure d’un véritable cauchemard.

Après les phrases en doubles-croches des flûtes qui débutaient la première variation, nous avons ici un trio de clarinettes qui synthétisent plusieurs éléments :

D’abord, la montée en octave, caractéristique de la « stupeur » du Docteur, ensuite, une descente de 4 notes chromatiques que nous connaissons depuis la Rhapsodie : le motif de la frayeur, et enfin, le matériel harmonique, constitué par ces trois voix parallèles, qui n’est autre que le motif x où sont superposés tierce mineure et triton. Cette figure, montante et descendante, va se répéter trois fois avec plusieurs niveaux de variations.

La première variation (mesure 505) transpose la figure une tierce majeure plus haut et modifie la descente dans une figure par tons entiers. Le motif de la frayeur est remplacé par la gamme par tons, caractéristique du motif de la science. Remarquons que le contenu harmonique varie ici entre la montée et la descente : le motif x est conservé pour la montée, tandis que la descente se fait sur des accords parfaits mineurs et majeurs (dans leurs premiers renversements) :

La seconde variation est un peu plus complexe. Les flûtes transposent la montée à la quarte augmentée supérieure dans un triolet de croches :

et la descente se fera, au piccolo, sur le motif que nous avons vu à la clarinette au tout début de la première variation :

Cependant cette descente est déjà préparée par le trio de clarinette au début de la mesure. La ligne mélodique (la première clarinette doublant la voix deux octaves plus haut) est ici un mélange des deux premières figures en descentes : un demi-ton au début et à la fin, et des tons entiers au centre. Les accords s’agrandissent sous la forme de septièmes de dominante (sans la quinte) :

La troisième et dernière variation de ce motif reproduit la configuration de la précédente. La transposition est maintenant au demi-ton inférieur à la phrase précédente (les raisons de ces transpositions seront dévoilées un peu plus bas). La montée qui se fait maintenant en double croches :

et la descente, sont composées sur le même matériau entre le piccolo et les 3 trompettes (qui se substituent aux 3 clarinettes) qui est une exploitation du motif x sur une gamme diatonique :

Cette troisième variation de cette figure va se poursuivre dans des directions divergentes. La trompette jouera une alternance entre la première descente (motif de la frayeur) et la seconde (motif de la science) :

Quant au piccolo, il va stagner sur une tierce majeure, reprise par la seconde clarinette qui va la transformer, jusqu’à rejoindre la tierce mineure du motif x qui va s’installer entre les 3 clarinettes, et se conclure au début de la troisième variation de cette Passacaille. Ainsi les clarinettes rejoignent le début de cette variation avec le motif x : fa-lab-ré :

La stupeur et la frayeur, qui sont exprimées ici, sont celles de Wozzeck. Le Docteur lui demande s’il a bien mangé ses poix. Bien sûr que non. Il a oublié et est terrorisé à l’idée de subir une de ces rodomontades dont le Docteur est friand. Et pourquoi aurait-il oublié ? Il avait d’autres choses à faire. Et quoi donc ? Raser le Capitaine, probablement. Ce ne sont que des suppositions, mais comment expliquer alors la petite séquence qui suit immédiatement, comprenant cette partie de trompette :

superposée à ces gammes montantes des violons :

La réponse se trouve dans le fait que ce sont deux citations. La première provient de la mesure 44 (la Pavane) :

et la seconde de la mesure 70 (la Gigue) :

Ces deux citations de la première scène n’ont de logique que dans l’hypothèse que ce sont deux brefs souvenirs, comme des images subliminales, qui traversent l’esprit de Wozzeck au moment où le Docteur lui pose cette question. Ce que les personnages taisent, la musique le dit. C’est un des principes important dans tout opéra et que Berg va souvent utiliser. Les « flash mentaux » comme celui-ci se retrouveront à plusieurs reprises. Le plus connu sera celui qui accompagnera la mort de Marie, dans lequel les éléments principaux de sa vie défilent en accéléré. Cette contraction d’éléments sémantiques en un si bref espace de temps est une des caractéristiques les plus spécifiques de cet opéra. Berg était bien sûr au courant des théories freudiennes sur l’inconscient et la rapidité avec laquelle les choses se bousculent dans cette partition est parfois vertigineuse.

Le thème de la Passacaille, après avoir été enfoui dans la ligne vocale lors de la première variation, est ici donné dans l’extrême aigu par un roulement de xylophone :

Les notes 6 à 9 (fa#, mi, sib et la) sont doublées par la première clarinette dans les mesures 507 et 508. La suite de cette partie ne donnera pas les 3 dernières notes attendues (fa-lab-ré), c’est-à-dire le motif x. Il faudra les trouver dans les parties des clarinettes 2 à 4 dans la dernière mesure, comme cela a été montré précédemment. On voit ici, comment le thème de la Passacaille est enfoui soudain dans les textures internes de l’orchestre alors qu’il surplombait toute la variation dans l’extrême aigu.

Il faut encore mentionner quelques aspects de cette variation qui peuvent éclairer le tout. Le motif montant et descendant des clarinettes obéissait, on l’a vu, à certaines transpositions spécifiques : tierce majeure et quarte augmentée montantes (mes 503, 505 et 506), et seconde mineure descendante (mes 507). La raison de ces transpositions va nous être fournie par la partie des violons. Les montées rapides des violons, dont nous avons vu qu’elles provenaient de la Gigue, ont aussi pour fonction d’introduire certaines notes du thème principal : mib, sol et réb. Les violons jouent également le « do » à la mesure 507 mais sans la montée en triolets. Les violons mettent ainsi en valeur certaines notes du thème de la Passacaille. Si maintenant nous regardons quels sont les intervalles qui séparent ces notes, nous avons : mib-sol/tierce majeure montante, sol-réb/quarte augmentée montante et réb-do/seconde mineure descendante. On constate que ces transpositions correspondent rigoureusement aux intervalles du thème de la Passacaille dont les notes sont soutenues par les violons. Ce détail en dit long sur la complexité structurelle que Berg établit dans sa composition. Le thème de la Passacaille influence les autres parties en ce qu’il sert ici d’indice de transposition des structures musicales jouées par les clarinettes comme le montre le graphique suivant :

La partie vocale du Docteur obéit clairement à la découpe de cette variation en 2+1+1+2+1 mesures qui marquent les nouveaux départs des figures montantes et descendantes des clarinettes. À chaque fois la voix accompagnera les descentes dans ses contours mélodiques et progressera peu à peu en montant : « do » pour la première phrase, « ré » pour la deuxième et « mib » pour la troisième :

Lors des deux premières phrases, la voix utilisera un matériel mélodique différent de l’orchestre, mais dans la troisième elle doublera se que joue la première clarinette. La voix est ici secondée par un violoncelle solo, à partir de la mesure 505. Lors de la dernière mesure, voix et violoncelle agiront par mouvements contraires, la voix montant par mouvements conjoints tandis que le violoncelle se précipitera en accélérant dans la grave :

sous une forme que nous avons déjà rencontré mes 446 et 447 :

1.4.3 Troisième variation : de la révolution en médecine.

(7 mesures)

Un des traits les plus marquants de ce Docteur, mis à part sa cruauté, est son aptitude aux délires paranoïaques et grandiloquents. Il est en train, se vante-t-il, de révolutionner la médecine. Büchner connaissait fort bien ce monde-là, car il avait fait des études de médecine à Strasbourg et son père, nous le savons, était un des médecins qui s’étaient élevés contre la condamnation à mort du véritable Franz Woyzeck. Il est probable que cette attitude relevait moins d’une éthique humaniste que de la volonté d’étudier un cerveau malade. La « cranologie » était à la mode et l’on connaît, en particulier grâce au superbe film de Werner Herzog, l’histoire de Kaspar Hauser. Cette quête incessante d’objectivité dans la recherche médicale prenant pour sujet des hommes réduits ni plus ni moins à l’état de cobaye, trouvera son point culminant dans l’horreur avec Josef Mengele, le docteur du camp d’Auschwitz[2. Dans la magnifique mise en scène de Patrice Chéreau au StaatsOper de Berlin, sous la baguette de Daniel Barenboïm, le rôle du Docteur était malheureusement trop appuyé du côté du simple sarcasme, ce qui en faisait une sorte de double duCapitaine. Je persiste dans l’idée que c’est vers la cruatué froide que ce personnage devrait être poussé.]. Berg a éliminé du texte de l’opéra certaines scènes dans lesquelles Büchner montrait Woyzeck, réduit à l’état animal, était comparé à un chat qui savait faire bouger ses oreilles. Le Docteur, dans l’opéra, reviendra de plus en plus souvent à ce sentiment de puissance basé sur le mépris total de la personne humaine. La Passacaille se terminera dans un délire verbal total du Docteur sur sa « théorie ».

Dans cette troisième variation, nous avons affaire à la première manifestation de ce délire scientifique qui n’ira qu’en s’amplifiant dans la suite de cette scène. Comme pour marquer le caractère « lourd » et insistant du Docteur, Berg décide de présenter le thème principal sous une forme répétitive, bornée, dans laquelle les notes de la Passacaille sont reprises par groupes de deux, comme pour bien « enfoncer dans nos crânes » ces fausses vérités. Par ce procédé de répétitions obstinées, le thème de la Passacaille évoque ici le motif de l’obsession, qui va jouer un rôle important vers la fin de cette scène. Faisant suite au xylophone, qui jouait ce thème dans la variation précédente à l’extrême aigu, ce seront maintenant 3 bassons et un contrebasson qui martèleront ce motif dans l’extrême grave sous la forme que voici :

Un nouveau trio (car tout semble marcher par trio jusqu’ici) sera confié aux trombones. Il représente en quelque sorte l’envers du trio de clarinettes entendu dans la variation précédente. On y retrouve au début le motif x [fa-lab-ré] qui monte chromatiquement par 5 fois (à l’inverse des clarinettes qui descendaient 5 fois sur le « motif de la frayeur »), puis suit une série de transformations où se profile l’ébauche d’un motif qui va avoir un grand rôle dans cette scène : le motif de l’obsession, caractéristique par son point d’appui sur une note pivot (fa puis lab) avec un agrandissement d’intervalles :

Pour intensifier le caractère lourd de ce passage, Berg fait doubler chaque accord par la grosse-caisse et certains par une cymbale : la bêtise du scientifique rejoint ici celle du militaire. Le schéma rythmique montre quelques périodicités :

5 – 1 – 4 – 3 – 2 – [1 – 3] – 2 – [1 – 3] – 3 – 2 – 3 – 4 – [1 – 3]….

Le Docteur est un être lunatique qui passe sans transition d’un état à un autre. La manière dont Berg le fait chanter : « Es gibt eine Revolution in der Wissenschaft » nous le montre suave et auto-complaisant (une gamme montante et legato par mouvements conjoints) dans la phrase montante du début, puis subitement tranchant et précipité à la fin :

On peut apprécier ici le talent de Berg pour la prosodie. La gamme montante en legato porte une phrase dans laquelle les consonnes sont majoritaires tandis que la brisure finale sur le mot « Wissenschaft » en accentue le caractère coupant des « s », « ch » et « ft ».

Une seconde séquence est construite sur deux éléments que nous connaissons déjà bien. Celui qui était chanté par le Docteur au tout début et qui est rappelé ici :

se verra confié au violon solo (sorte de pendant du violoncelle solo de la variation précédente) en triolets de noires :

Puis le motif de la science (4 tons descendants) qui se répète en se transposant à chaque fois au demi-ton inférieur, avec des entrées en canons entre les alti et violons col legno. L’accumulation des voix a pour principe de construire des accords en quartes superposées :

La raison du choix de ce motif de la science est donnée par l’attitude du Docteur qui entreprend une sorte de diagnostique rempli de termes savants dont Berg a changé les termes. En effet, le texte de Büchner faisait allusion à l’urée, substance éliminée par l’urine. Ayant supprimé toute référence à l’urine[3. Pour la petite histoire, la synthèse de l’urée, effectuée par Freidrich Woehler en 1828, marque une révolution dans la chimie en démontrant qu’il était possible de synthétiser un composé organique, en dehors d’un organisme vivant (cf. article « urée » dans Wikipedia). La révolution que pense accomplir le Docteur trouve peut-être son origine dans ce fait historique, intervenu neuf ans avant la mort de Büchner.], Berg change le texte original de Büchner et supprime surtout : « Harnstoff, O, 10 » qui est la mesure de l’urée !

Une seconde séquence de 2 mesures reprend l’appareil thématique de la précédente, mais dans une disposition différente. Le motif des noires en triolets, joué aux violons, est repris, mais seuls les trois premiers intervalles (motif x) sont conservés, le reste est librement transformé :

Le motif de la science passe des alti et seconds violons (écrits à 4 parties) aux quatre trompettes. Toujours en suivant un même principe d’accumulation, Berg fait cette fois stagner ce motif sur ses trois premiers sons descendants, chacune des voix entrant à la seconde majeure supérieure, harmonies et mélodies appartenant donc ici à la même distribution par tons entiers :

Enfin, le thème principal va suivre également cette courbe précipitée qui accompagne le délire énumératif du Docteur en une stagnation sur un rythme qui s’accélère :

Un dernier élément est donné par le hautbois et les 3 clarinettes :

Il s’agit de la contraction des parties de trompettes de la mesure 504, qui, nous l’avons vu, étaient une sorte de « flash mental » de Wozzeck se remémorant l’épisode du rasage du Capitaine. Lors de la mesure 504, le Docteur demandait à Wozzeck s’il avait bien mangé ses poix comme il le lui avait prescrit. Est-ce le souvenir de cette phrase qui traverse l’esprit de Wozzeck ? C’est possible. Cependant une autre explication, plus musicale cette fois, est à tenter.

La conclusion de cette variation est une préparation de la suivante. Dans la pièce de Büchner, le Docteur demande à Wozzeck « Tu n’aurais pas encore envie de pisser ? Entre donc là, et essaie un peu ». Wozzeck répond qu’il ne peut pas, ce qui irrite le Docteur. Cette colère a été bien sûr conservée par Berg – ce sera le motif de la prochaine variation – mais il en change la raison. Il la transforme dans la phrase : « Mais il a encore toussé », toujours pour les raisons décrites plus haut, ce qui ne manque pas non plus de surprendre. En quoi le fait qu’il a toussé pourrait-il irriter un Docteur qui, précisément, veut avoir un malade en face de lui ?

Nous avons affaire ici à une mesure entièrement composée sur « les touches blanches du piano ». Cette distribution se vérifie dans l’étagement des cordes, la figure descendante jouée aux 4 clarinettes, l’accord des 4 piccolos (identique à celui des trompettes dans le mesure précédente), ainsi que dans le glissando de la harpe. Toutes ces parties sont, en fait, dérivées du motif de la science dont le noyau est cette descente par tons entiers: si-la-sol-fa. Si la ressemblance entre la figure des clarinettes et l’accord des piccolos est claire – la première clarinette joue mélodiquement ce que jouent les 4 piccolos – la façon dont les cordes sont agencées mérite une explication. Harmoniquement, nous pouvons vérifier la présence de cette « gamme sur les touches blanches » (moins le « do »), mais si nous réduisons cet ensemble à une distribution mélodique nous obtenons :

Ici, le fait saute aux yeux : il s’agit d’une transposition du motif du « flash mental » joué au hautbois entendu juste avant. Nous reconnaissons la forme mélodique : -2, +5, -2, +6, -2:

Cette phrase, nous le savons, vient de la mesure 44 : la Pavane. J’ai fait remarquer, lors de l’analyse de cette partie de l’opéra, que l’harmonie résidait principalement entre l’alternance des « touches blanches » et des « touches noires[4. Voir les mesures 44 et 45 dans la partition.]. Nous allons retrouver ici cette opposition brusque dans le passage à la variation suivante.

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