1.4.4 Quatrième variation : comment contrôler sa colère.
(7 mesures)
Un accord éclatant de « mib mineur » montre la colère du Docteur :
Mi-bémol Mineur : nous avons un accord composé exclusivement des « touches noires » du piano. Ces recours à des harmonies classées, toujours des accords parfaits mineurs, interviendront dans les moments de grandiloquence du Docteur. Cependant, lorsque j’écoute ce passage, je ne peux jamais m’empêcher de penser que, par une secrète ironie, Berg cite ici un monument du répertoire de l’opéra : l’accord de mi-bémol mineur qui ouvre le Götterdämmerung de Richard Wagner :
Le Docteur serait-il un double ironique de Wotan ? Ce monde qui s’écroule, serait-il celui de la toute puissance de la science, que Büchner appelait de ses vœux ? Tout cela ne sont que des suppositions, mais la ressemblance musicale est frappante. L’orchestration de ce passage est remarquable compte tenu de la situation. Cet accord « noir », contrastant avec sa préparation « blanche », donne tout lieu de penser que c’est le visage même du Docteur qui change de couleur. Cependant, dans un soucis d’extrême contrôle de ses pulsions, celui-ci va vite se reprendre en main. Après le mi-bémol, joué par le troisième cor avec le pavillon en l’air, les notes « solb et sib » sont propulsées, immédiatement après, par 2 cors, 2 hautbois et 2 piccolos. En une seule mesure, Berg comprime cette sonorité en éliminant les sons les plus aigus, ne gardant que les 3 cors pp à la fin : c’est le Docteur qui se calme après un très bref accès d’irritation. « Non, je ne me mets pas en colère ! La colère est malsaine, antiscientifique ! » dit-il. Cette relaxation subite et volontaire est également exprimée par le tempo (ritenuto… très calme) et par les proportions : mesures à 4, 5 puis 6 temps. Les trois mesures qui composent la première partie de cette variation établissent des accords de tierces mineures et majeures superposées, dont l’origine se trouve bien sûr, dans l’accord de mi-bémol mineur. Les notes de basses de ces accords (entourées en rouge dans l’exemple suivant), jouées par les cors, 3 et 4, puis par le tuba, sont les trois premiers sons du thème de la Passacaille :
Le Docteur s’accorde sur ces tierces dans un premier temps, avant de citer la mélodie qu’il chantait à la fin de l’exposition du thème (mesure 494) lorsqu’il se désolait sur « le monde mauvais » :
La seconde partie de cette variation représente le Docteur prenant son pouls et vérifiant avec satisfaction qu’il bat toujours à soixante pulsations par minutes. Le climat sonore change radicalement : le cor anglais répète 12 fois le sib, pendant que le célesta donne le rythme « cardiaque » composé de la formule brève-longue et totalisant un nombre de 24 répétitions : 12 et 24 sont des sous-multiples de 60. La précision numérologique, chère à Berg, est ici à l’œuvre.
Pendant cet épisode, les cordes, en très légers tremolos, font alterner des accords (toujours dans une séquence d’alternance brève-longue) par mouvements chromatiques de leurs parties internes :
Le plus long de ces accords n’est d’ailleurs pas inconnu : transposé un demi-ton plus bas, il s’agit de celui, utilisé par Schœnberg dans sa célèbre pièce, Farben, issue des 5 Orchesterstücke opus 16. La continuation de ces parties de cordes sont une notation précise des tremolos qui se ralentissent jusqu’à la stagnation totale. L’immobilité harmonique contraste avec la voix du Docteur (« sempre dolce cantabile ») qui effectue des montées conjointes et des descentes disjointes. Il n’y a que dans le début de sa phrase où l’on peut encore discerner le thème de la Passacaille (sons 4, 5 et 6) :
Le thème se perd totalement dans cette section. Certes, on peut toujours le trouver dans les notes composant les accords, mais cela n’a guère de sens car on trouverait toujours ce que l’on veut dans une musique dans laquelle les 12 sons sont souvent sollicités.
La fin de cette variation est de nouveau une brusque irritation du Docteur qui s’emporte contre Wozzeck : il a n’a pas encore toussé ! Il veut l’examiner probablement. Mais c’est encore là que l’édulcoration faite par Berg du texte de Büchner pêche par non-sens. Wozzeck, dans la variation suivante, parlera du tempérament et de la nature. Le texte de Büchner dit qu’ « il n’aurait pas du pisser contre le mur ! ». Nous n’y reviendrons pas.
Dans cette dernière séquence, la saute d’humeur du Docteur est annoncée par le motif x en accords appogiaturés aux hautbois, puis repris par les bassons qui vont accompagner la voix dans une citation presque littérale du début de cette scène (cf. mes 490) :
Ce motif est ensuite repris en canons par un alto solo et le cor anglais dans une fin précipitée qui mène à la variation suivante.
1.4.5 Cinquième variation : l’image fugitive.
(7 mesures)
Wozzeck va enfin pouvoir s’exprimer. Les huit variations qui viennent lui seront consacrées. Le propos que tient Wozzeck dans cette cinquième variation est comme « mis en image » par Berg d’une façon extrêmement subtile. Rien n’est dit, dans le texte Büchner qui laisse prétendre que Wozzeck aurait de telles pensées. Il y en a une qui affleure, qui ne sera pas dite, sinon par l’orchestre, mais que Berg oriente très nettement. Lorsqu’il parle de la nature, du fait que chacun à son tempérament, lorsqu’il bredouille, cherche ses mots, il est tourmenté par quelque chose. Cette chose c’est l’attitude qu’avait Marie lorsqu’il est entré brusquement dans l’appartement. Marie était lascivement plongée dans ses rêveries et, probablement, cela n’avait pas échappé à Wozzeck. L’opéra fourmille de petites allusions qui passent comme des nuages, mais laissent un sentiment d’inconfort mental assez lourd. Cette image, qui est « comme en ligne de mire » ici, c’est celle que nous avons vu à la mesure 425 et qui était à la fois un souvenir « sensuel » de la rencontre de Marie avec le tambour-major ainsi qu’une lointaine prémonition de sa mort, rêverie brusquement interrompue par l’entrée abrupte de Wozzeck :
Dans le temps de cinq mesures, Berg va amener progressivement cette image de la manière suivante. Cette séquence est construite à partir de quatre éléments :
1- Une succession d’accords, jouée par 3 cors et un alto, construits sur deux principes :
a) Les parties supérieures donnent une sorte de « plainte » avec alternance sur deux notes : « fa » et « mi »
b) Les notes basses (en rouge dans l’exemple ci-dessous) sont celles du thème de la Passacaille.
c) Le motif x (en vert), joué par la clarinette qui répète avec, à chaque fois, un agrandissement de ses intervalles.
d) Un petit motif (en bleu) dont nous ne connaissons rien pour l’instant.
e) Le motif de Wozzeck à la voix. C’est un des rares moments de l’opéra où Wozzeck chante son propre motif.
Ces accords vont aboutir sur l’accord de fa majeur avec septième qui était à la base de l’interlude montrant Marie perdue dans ses pensées (mesures 417 et suivantes). Le petit motif en notes répétées (en bleu dans l’exemple ci-dessus) va révéler progressivement son vrai visage. D’abord au second cor, (donnant les notes de cet accord de fa majeur), puis au tuba (sur la quinte fatidique si/fa annonciatrice de la Mort de Marie), et enfin, à la mesure 528, au premier cor : ici, grace à sa liaison de deux en deux, nous reconnaissons très nettement le motif de l’Éros tel que nous l’avons entendu pendant la Marche militaire (mesures 328 et suivantes) :
Le motif de Wozzeck, joué dans cette même mesure, en valeurs rapides à l’alto solo, reprend la forme que nous lui avons vu à la mesure 425. Enfin, les quintes à vide du violon solo (« la/mi » faisant partie de l’accord de fa majeur) rappelle un très bref instant les montées par étages qui étaient dans la mesure 425.
Écoutons encore l’image matricielle de la scène précédente :
Puis la très bref rappel qui nous en est donné ici :
Ce nouveau « flash mental » est ici incéré dans une texture mouvante et passe comme moment fugitif. Cette image, qui sera récurrente dans l’opéra, préparée insidieusement dans les mesures qui précèdent, fait penser à ce que Proust écrivait, à propos des leitmotivs wagnériens, dans La prisonnière : « Je me rendais compte de tout ce qu’a de réel l’oeuvre de Wagner, en revoyant les thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignent que pour revenir, et parfois lointains, assoupis, presque détachés, sont à d’autres moments, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait la reprise moins d’un motif que d’une névralgie. » On ne peut guère ajouter quoi que ce soit à ce texte, tant il cerne au plus près la réalité de ces moments musicaux. La force de ces moments vient de la mémoire. Le terme « organique » employé par Proust me semble le plus juste pour donner une idée de ces brefs moments qui, sitôt disparus, s’imprègnent en nous et, comme cela se passe dans la vie réelle, un instant, aussi fugitif soit-il, possède réellement une valeur de durée dans notre conscience.
La dernière mesure de cette variation est formée sur la phrase de Wozzeck balbutiant : « comment dire… par exemple… » dans laquelle Wozzeck, à nouveau, chante sur les notes de son propre motif. Ce motif est repris par un alto et un violoncelle solo. Wozzeck ne sait comment dire les choses, surtout lorsqu’il est face à un personnage aussi terrorisant et intimidant que le Docteur. Celui-ci lui reproche alors de trop « philosopher ». Il chante, doublé par le tuba, sur les dernières notes du thème de la Passacaille (lab-ré). Le « fa » manquant a été donné par le tuba dans la mesure précédente, déjà installé dans la quarte augmentée fatidique (si/fa). La trompette joue une dernière fois le motif de l’Éros. Wozzeck pressent bien sûr quelque chose (dans l’Éros) mais ne sait comment l’exprimer :
Le motif x va servir de leitmotiv pour les invocations à la nature. En deux endroits, Berg le reprend systématiquement :
Il va servir de point de départ à la variation suivante.
1.4.6 Sixième variation : De Natura Rerum (suite).
(7 mesures)
Dans cette sixième variation, Berg est allé piocher des textes appartenant à une version plus ancienne[5. Il demeure malaisé de parler de versions « anciennes », car ce texte, laissé à l’état de fragments, n’a pas connu de version définitive. Comme l’écrit justement Jean-Christophe Bailly (préface à l’édition du texte en français publié par l’Arche) : « le caractère discontinu de sa structure (…) n’est pas dû à son inachèvement, mais (…) l’inachèvement nous (le) livre de façon plus nette et plus brutale encore. » Il s’agit ici d’une première ébauche de la pièce.] de la pièce de Büchner. Cela est dû, probablement, à la nécessité d’avoir du matériel dramatique s’accordant avec les proportions qu’il s’était fixées pour sa Passacaille. Dans la dernière version du texte, nous sommes approximativement au milieu de la scène, alors que nous nous sommes à peine au tiers de la scène dans l’opéra.
Wozzeck tente d’abord d’expliquer ce qu’il entend par « la nature ». Il est coupé par le Docteur qui lui demande ce qu’il veut dire. Les deux personnages chantent sur le motif x sous la forme que nous avons entendue lors de la variation précédente :
Il nous livre ensuite une de ses plus noires angoisses : « Quand le monde devient si sombre, on doit tâtonner après lui avec les mains ». Cette phrase est précédée par le motif de Wozzeck joué, d’abord par deux violons en tierces majeures, puis par trois trombones, toujours avec des accords de tierces majeures superposées :
La raison de cette harmonie trouve son explication dans la partie du solo de contrebasse qui est superposée à ce motif. C’est à elle que revient de jouer le thème de la Passacaille dont les trois premières notes, justement, sont dans des intervalles de tierces majeures :
Plus précisément, lorsque la contrebasse joue les deux premiers sons (mib et si), les violons sont à 2 parties. Lorsqu’elle ajoute le troisième (sol), les trombones jouent à 3 parties. Ce genre de petits détails abonde dans cette partition. Sans vouloir les relever tous, il faut encore remarquer que le thème de la Passacaille ne cesse d’influencer les autres structures de la partition qui « réagissent » à lui constamment.
Une deuxième séquence de 2 mesures est confiée aux 4 trombones qui produisent une de ces musiques stagnantes, si caractéristiques de cet opéra. C’est une évocation de ce « monde sombre » dont parle Wozzeck. Les notes du thème seront, encore une fois, cachées à l’intérieur de ces harmonies :
Les deux mesures qui suivent sont confiées à un violoncelle solo qui joue une citation. Dans la scène précédente (mesure 441), Wozzeck confie à Marie ses « visions sombres » où tout est noir. Une phrase en arpèges montants et descendants était confiée au basson. C’est le violoncelle reprend intégralement ici :
Voilà alors l’explication des accords des trombones dans la section qui précède. Si nous regardons en détail, on s’aperçoit qu’il s’agit du même matériau musical. La phrase du violoncelle déroule, en arpèges, les accords produits par les trombones et les clarinettes dans les mesures 533 et 534.
« C’est comme si quelque chose existe et pourtant n’existe pas » chante Wozzeck. La musique se fait alors immatérielle dans ce petit trait « webernien » confié à deux alti solo formé par la superposition, deux à deux, des notes du thème de la Passacaille :
1.4.7 Septième variation : « Ach ! ».
(1 mesure à 7 temps)
J’ai qualifié le petit motif fugitif des 2 alti de « webernien », et c’est encore Anton Webern qui va être en filigrane dans la septième variation. C’est une des plus courtes de toute : une seule mesure, mais à 7 temps ! Elle ne concerne qu’un simple soupir de Wozzeck : « Ach ! ». Le motif des 2 alti, composé des sons du thème de la Passacaille, est repris par 2 cors avec sourdines suivant une courbe symétrique, montante et descendante. La descente reprend, en rétrograde les accords de la montée :
La petite figure de violon qui introduit cette variation ne serait-elle pas un hommage à l’opus 5 de Webern pour quatuor à cordes ?
1.4.8 Huitième variation : La leçon des ténèbres.
(7 mesures)
Le soupir que vient de pousser Wozzeck est, soit adressé en pensées à Marie comme un appel (« Ah Marie ! Quand tout est sombre, et seulement encore une lueur rouge à l’Ouest, comme une forge), soit comme une menace. La « lueur rouge à l’Ouest » est évidemment le soleil couchant qu’il a vu dans la scène des hallucinations précédente. La « forge », par contre, est l’endroit où l’on travaille le fer. Le couteau n’est pas loin. Lors de l’assassinat de Marie, Wozzeck « forgera » à nouveau cette association du rouge et du fer (« La lune se lève rouge, comme un fer sanglant » [6. On peut comparer, à cet effet, la proximité des lignes mélodiques dans les deux passages. Il s’agit essentiellement de montées par quartes (voire mesure 542 et, au troisième acte, mesure 100).]. Le rouge est ce qui peut le faire sortir des ténèbres, comme la violence, lorsqu’elle est la seule issue au marasme : ce que l’on voit sous la lumière, par opposition à ce qui reste confiné dans la nuit. Reste que l’évocation (ou l’invocation) de Marie ne figure pas dans le texte de Büchner. Mais Berg a probablement voulu montrer que Wozzeck n’est « plus ici ». Il ne dialogue plus avec le Docteur, il est embarqué dans sa propre rêverie.
Les deux premières mesures de cette huitième variation exposent le motif de Marie, à la voix doublée par les violons dans le suraigu, soutenu par les harmonies (en vert dans l’exemple) de la Berceuse, écartelées entre 2 cors dans le grave et 3 violons dans l’aigu :
Comme parfois la nature fait bien les choses, les notes « mib » et « si » qui sont respectivement la note supérieure de l’harmonie, et la première note du motif de Marie, sont aussi les deux premières notes du thème de la Passacaille. Ce motif, comme on le voit dans l’exemple ci-dessus, ses poursuit ensuite à la voix.
Une deuxième séquence de 2 mesure verra les 4 alti solo et une contrebasse reprendre le motif de Marie dans la même harmonisation, puis une exploitation harmonique des notes 5 à 8 du thème de la Passacaille aux 4 flûtes :
Wozzeck fait alors du va-et-vient et tourne en rond dans la pièce. Le Docteur le remarque : « il tâtonne avec les pieds comme avec des pattes d’araignées ». Cette métaphore animale, fréquente chez le Docteur, lui a été, cette fois, soufflée par Wozzeck lui-même. N’a-t-il pas dit :« Quand le monde devient si sombre, on doit tâtonner après lui avec les mains, qu’on pense qu’il s’échappe comme une toile d’araignée ! ». Ce mouvement nerveux de va-et-vient est donné par la harpe, rejointe par la voix du Docteur, dans une boucle mélodique sur les sons 9, 10 et 11 du thème :
Il manque le douzième : « ré ». C’est lui qui introduira la variation suivante.
1.4.9 Neuvième variation : le feu à midi.
(7 mesures)
Les variations 9 et 10 forment un couple. C’est le même matériel qui y est utilisé. Entre les deux, une montée vers l’aigu, correspondante à l’évocation de Wozzeck du soleil à midi. Wozzeck passe des ténèbres à la lumière aveuglante d’un instant à l’autre. Il n’a pas fini d’évoquer ce « monde si noir », qu’il enchaîne sur le soleil couchant à l’Ouest, pour en arriver au soleil au zénith qui est « comme si le monde devait s’enflammer ». Cette juxtaposition d’image n’existe pas dans le texte de Büchner. Entre les deux, se trouve l’évocation des « cercles que de champignons sur le sol » que Berg placera dans sa onzième variation. Cette modification, opérée par Berg, lui permet à la fois de jouer sur un rapport de symétrie formelle, mais aussi de composer cette progression qui s’achève dans l’extrême aigu. Le passage des ténèbres vers la lumière se fait des régions graves de l’orchestre aux aigus. Cela évoque un passage célèbre du Pelléas et Mélisande de Debussy où, dans l’interlude liant les scènes 2 et 3 du troisième acte, l’orchestre accompagne la montée de Golaud et de Pelléas des souterrains jusqu’aux terrasses ensoleillées. On sait que Berg nourrissait une grande admiration pour l’œuvre de Debussy, en particulier pour la limpidité de ses interludes.
Le thème de la Passacaille partant de ce « ré » manquant à la variation précédente est ici transformé en une montée basée sur les notes principales appogiaturées. Ce sont les violoncelles qui l’exposent avec, en alternances des accords dont nous comprendront la signification un peu plus tard :
Les 4 mesures de la seconde section de cette variation sont une évocation directe de la Rhapsodie lorsque Wozzeck, en proie à une hallucination, voyait dans le soleil couchant du feu qui surgissait de la terre. Les trompettes jouaient cette succession d’accords :
qui seront ici repris par les violons dans l’extrême aigu :
Un petit détail concerne les hautbois et clarinettes à la mesure 552. Ils jouent une seconde mineure en octave (do#/ré). Nous verrons au troisième acte, que cet intervalle est lié au couteau dans la célèbre scène de l’étang. Wozzeck tuera Marie à la lueur de la lune rougeoyante « comme un fer sanglant », il vient, quelques instants plus tôt, de faire une association entre le crépuscule et la forge, il évoque ici le soleil au zénith, mais toute la musique rappelle celle du crépuscule dans la scène à la campagne. Le zénith à le crépuscule rouge à la forge à le couteau sont quatre images qui s’enchaînent par associations. Dans cette dernière mesure, nous voyons superposées la première et la dernière de ces images. La prémonition du crime qu’il commettra au crépuscule ne traverserait-elle pas l’esprit de Wozzeck à cet instant ?
D’autant plus qu’il va, dans la variation suivante, dire « c’est comme si cela vous parlait d’une voix effrayante ». Cette phrase ne se situe pas à la même place dans deux versions différentes du texte de Büchner. Dans une version plus ancienne, nous lisons :
Woyzeck. Avez-vous vu les cercles de champignons sur le sol, de longues lignes, ronds, figures, c’est là ! Là ! Celui qui pourrait lire ça.
Quand le soleil est au zénith, et c’est comme si le monde devait s’enflammer. Vous n’entendez rien ? Comme si le monde parlait, vous voyez les longues lignes, et c’est comme si ça vous parlait d’une voix effrayante.
Dans la version plus récente :
Woyzeck. Quand le soleil est au zénith et c’est comme si le monde prenait feu une voix effrayante m’a déjà parlé !
Docteur. Woyzeck. Il a une aberratio.
Woyzeck. Les champignons Monsieur le Docteur. Là, c’est là. Vous avez déjà vu les figures que les champignons forment sur le sol. Celui qui pourrait lire ça.
Dans la première version ce sont les lignes que forment les champignons (que personne ne peut déchiffrer) qui parlent à Woyzeck d’une voix effrayante. Dans la seconde c’est le monde qui prend feu. Il est difficile de savoir quelle était la version dont Berg s’est servi pour composer son opéra. Il a conservé, de la seconde, la phrase du Docteur sur l’ « aberratio », et de la première la description des lignes et des ronds. Mais toujours est-il que c’est le monde en feu qui lui parle d’une voix effrayante et que ce sera peut-être aussi cette voix qui lui dira de prendre un couteau !
1.4.10 Dixième variation : la terreur des voix intérieures.
(1 mesure à 7 temps)
Cette dixième variation renvoie à la septième dans ses proportions : une seule mesure à 7 temps. Mais il s’agit d’un microscopique scherzo de caractère très différent de l’atmosphère webernienne qui était celle de la septième variation. Elle renvoie, plus directement à celle qui lui précède en ce sens qu’elle réutilise le même matériel musical. La phrase montante du violoncelle dans le grave est ici transformée en notes stridentes et détachées jouées par 4 clarinettes, tandis que les accords des cors, passent aux trompettes. Le caractère est différent, mais les lignes et les harmonies sont rigoureusement identiques, et nous retrouvons aussi l’alternance, répartie différemment, entre la mélodie et les accords :
La voix, après avoir atteint le « fa » aigu, au moment de l’évocation du feu, stagne maintenant sur des formules descendantes (à partir de ce « fa ») qui se répètent dans un ralentissement noté : sextolet de doubles-croches, doubles-croches, triolets de croches, croche et noire :
Cette forme mélodique, nous la connaissons bien. C’est le motif de la frayeur que nous avons entendu aux timbales dans la Rhapsodie au moment des hallucinations :
Le Docteur esquisse alors un diagnostique : Wozzeck a une « aberratio ». Mais il n’insiste pas et le dit finalement comme pour lui-même. Berg représente ce trait d’expression par une mise entre parenthèse des dernières notes, qui doivent disparaître, jusqu’à ne pas être chanté du tout :
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