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Petite confession pour un grand festival. (2007)

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Puisque l’on m’invite à expliciter ici de façon plus personnelle mes orientations artistiques, j’évoquerais d’abord, tout à la fois, mon obsession des constructions rigoureuses et mes doutes quant à la suffisance de leur valeur esthétique. C’est cette dialectique du « même » et du « différent », de l’ « homogène » et de l’« hétérogène », ou encore de la « rigueur » et de la « liberté » qui, sans doute, s’exprime chez moi. Il m’est pratiquement impossible de commencer à composer sans avoir, au préalable, établi un plan, défini des trajectoires, des directions et un minimum de fonctions que j’assigne au matériau musical que je souhaite utiliser. Mais toute cette organisation ne peut être pour moi qu’une « feuille de route » d’où vont surgir des embranchements, des bifurcations, des accidents. J’aime citer cette phrase de Joyce : « l’accident est un portail ouvert sur la découverte ». Et pour rester dans le domaine des références littéraires, j’évoquerais Kafka et Borges qui m’ont considérablement influencé : présenter des mondes, ayant toutes les apparences d’un ordre logique dans leurs relations intimes, mais se révélant, observés à une autre échelle, comme des défis à cette même logique. C’est de la confrontation entre un ordre atemporel et une nécessité momentanée que se nourrit une grande part de mes décisions musicales. Je n’ai guère de goût pour les musiques faites de processus que la nécessité du moment ne rencontre jamais, pas plus que pour les improvisations libres que celle-ci visite sans cesse. Je tresse un tissu que je désire le plus organique possible. J’aimerais pouvoir dire de ma musique qu’elle est comme la vie, mais je ne suis pas sûr que cela puisse être compris de façon correcte. Chaque instant de notre vie est fait d’une multitude de décisions et d’accidents qui, ensemble, composent instantanément un sens général. Ce que je nomme organicité n’est rien d’autre que cet entrelacs de couches, de ramifications, de proliférations, de réseaux dont l’interaction finit par conférer un sens lisible à la complexité du monde. Lorsqu’on observe un tableau ou une photo de très près, on y voit des textures irrégulières, chaotiques, des structures complexes qui paraissent n’avoir aucun sens. On s’en éloigne, et une forme affleure tandis que disparaît le fourmillement des détails qui la constituent. La musique doit avoir une profondeur, et aussi un sens. Elle doit résonner dans l’espace physique mais aussi dans l’espace mental de celui qui l’écoute.

 À notre époque, le sens de toute musique est menacé de se dissoudre dans une cacophonie organisée en catégories identifiables et vendables. On fait entrer les musiques dans des genres répertoriés, tout en vantant les mérites du « cross over » et des « métissages culturels ». Ces mélanges sont en train de devenir de nouvelles catégories dans lesquelles, cependant, on ne peut plus librement se promener mais seulement jouer à la marelle. Le monde de la musique dite classique s’avachit volontiers, lors de spectacles lamentables, dans l’admiration béate de pâles imitations du grand art du passé. On présente des musiques de films d’Hollywood comme des symphonies de Brahms ; de grands interprètes se « risquent » à glisser entre deux chefs d’œuvre du répertoire quelques musiques simplettes en prétendant mettre leurs talents au service de la création actuelle. Pourtant, il ne s’agit que d’un bricolage à peu de frais ! Mais malheur à celui qui ne trouve pas cela à son goût ! Notre époque apprécie les compositeurs qui écrivent dans un style « néo » car ils sont ainsi susceptibles de participer du Grand Marchandage. Le répertoire n’étant pas renouvelable à l’infini, il faut désormais proposer des produits de substitution. On a enfin rangé l’art dans toutes ses catégories et ses classements possibles. Tout est en parfait état de marche. Récemment, lorsque je sauvegardais mes propres compositions dans un programme très connu, ne m’étant pas soucié de définir le « genre » dans la rubrique qui m’était proposée, ce programme s’en est immédiatement chargé pour moi. J’ai ainsi découvert mes œuvres pour orchestre, mes opéras et ma musique électronique classés sous des genres divers, tels classical, pop, R&B/Soul, Rock, Fusion, Alternative, Hip-Hop/Rap, World, etc. Dans ce monde glorieux, organisé et sans reproche, les véritables créateurs sont désormais vus comme des enfants illégitimes ou de lointains parents que l’on ne veut plus reconnaître. Leurs musiques ne semblent pas faire sens face à ces catégories enchantées dont le but est de conforter et fixer les habitudes d’écoute ; la survie économique de tout ce système en dépend. Ce qui est désormais planifié à une échelle sans précédent semble, cependant, être l’aboutissement d’un très long processus. Déjà en 1817, Giacomo Leopardi (âgé de 19 ans seulement) prônait – et je cite de mémoire – que pour être vraiment original en poésie et en art, il faudrait rompre, violer, mépriser ou négliger totalement les coutumes, les habitudes, les appellations, les genres admis par tous.

 Philippe Manoury, août 2007.

Texte paru dans le programme du festival de Donaueschingen (2007)