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Philippe Manoury, à la conquête de l’espace acoustique

Non, la musique contemporaine n’est pas condamnée à ennuyer. Pionnier de l’utilisation de l’informatique, Philippe Manoury réinvente les sons. Jusqu’au vertige.

Par Gilles Macassar

Les cheveux toujours mi-longs, à peine moins drus, juste plus blancs, Philippe Manoury, resté fidèle à son allure d’étudiant nomade, est un Strasbourgeois heureux. De fraîche date — il s’est installé dans la capitale alsacienne à l’automne 2012, à son retour des Etats-Unis, où il avait passé huit années au poste de chercheur-compositeur à l’université de San Diego. Le dynamisme du conservatoire de région, où l’ancien responsable de la pédagogie à l’Ensemble intercontemporain enseigne désormais la composition, et la proximité de l’Allemagne, où ses oeuvres sont régulièrement programmées, l’ont convaincu de cette implantation stratégique. Autant que la vitalité artistique de la cité rhénane ! Depuis trente ans, le festival Musica y apporte chaque automne une grande bouffée de musique contemporaine. Cette année, la programmation de Jean-Dominique Marco fait la part belle à son travail, avec, en soirée d’ouverture, la création française d’In situ, une oeuvre qui bouleverse la géographie traditionnelle de l’orchestre classique, fractionné en multiples pièces détachées, éparpillées à l’intérieur et autour du public.

A 62 ans, Philippe Manoury renoue avec sa fascination de jeunesse pour les avancées subversives d’un Stockhausen, à l’époque de Gruppen (armada symphonique pour trois orchestres, créée en 1958) et de Carré (pour quatre orchestres et quatre choeurs, en 1960), ou d’un Xenakis (Nomos Gamma, en 1967-68). Sons turbulents lancés à la conquête de l’espace acoustique, spectacle instrumental démultiplié tous azimuts : qui a dit que le contemporain est synonyme d’abstraction cérébrale et d’ennui ? C’est d’ailleurs parce que la vie musicale contemporaine aux Etats-Unis s’étiole dans des circuits fermés que Philippe Manoury a quitté la Californie. « Les concerts donnés sur les campus universitaires, généralement éloignés des centres-villes, n’attirent pas le grand public des mélomanes et ne concernent que les chercheurs. La création ne parvient pas à s’évader d’un cercle restreint de scientifiques, plus préoccupés de résoudre des équations techniques que de se mesurer à des enjeux esthétiques. »

Solide métier

Ses études d’écriture (fugue, contrepoint, harmonie) au conservatoire de Paris, dans la classe de Michel Philippot, comme ses cours auprès du légendaire Max Deutsch, ancien élève d’Arnold Schoenberg, ont d’abord préparé Philippe Manoury à une carrière de créateur, l’ont doté d’un solide « métier », au double sens de professionnalisme et d’instrument de tissage. Derrière le mitraillage de particules acérées ou le ruissellement de fines gouttelettes sonores dont l’électronique enveloppe à l’occasion sa musique, celle-ci ourdit un savant maillage de chemins souterrains, superpose ou imbrique des couches sonores soigneusement stratifiées. On reconnaît là le fin connaisseur des procédés des deux Richard, Wagner et Strauss (sur son blog (1) , le compositeur commente deux de leurs opéras, Parsifal et La Femme sans ombre). Rien de nébuleux ni d’invertébré dans cette musique charpentée, qu’innerve un réseau secret de labyrinthes polyphoniques, sous lequel Philippe Manoury, minotaure jaloux de ses dédales, dérobe tout fil d’Ariane.

A côté du compositeur strict, coexiste un expérimentateur aventureux, séduit de longue date par les utopies de la musique électroacoustique. A l’aube des années 1970, les réalisations pionnières de Stockhausen (Mantra, Hymnen) élargissent son horizon créatif ; mais les contraintes liées à l’emploi rigide des bandes magnétiques, qui figent les concerts dans un carcan répétitif, le rebutent. C’est avec les possibilités de transformations en temps réel — le temps concret du concert et en réactivité immédiate au jeu des exécutants — que l’apport de l’ordinateur et de l’électronique devient souple, fécond. Entré à l’Ircam au début des années 1980 comme chercheur, Philippe Manoury participe en première ligne à la révolution informatique, au côté de Pierre Boulez et d’ingénieurs informaticiens de haut vol, tels Giuseppe di Giugno ou Miller Puckette. Il traverse toutes les étapes de cette épopée, depuis la célèbre 4X, la machine qui servit à l’élaboration et l’exécution du Répons de Boulez, en 1982 — elle avait l’encombrement d’une armoire normande, se transportait par camion, devait être isolée dans une pièce réfrigérée pour en modérer la surchauffe. Alors qu’aujourd’hui un simple ordinateur portable, équipé du bon logiciel, supplée aux opérations courantes.

 

Philippe Manoury a associé l’informatique et cette transformation en temps réel de sa musique à toutes les configurations possibles — pour instruments solistes (la flûte pour Jupiter, la percussion pour Neptune, le piano pour Pluton, trois oeuvres nées entre 1987 et 1991), pour ensemble (Echo-Daimónon, concerto pour piano, orchestre et électronique, en 2012), et jusque dans ses quatre opéras, de 60e Parallèle, le premier, créé au Théâtre du Châtelet en 1997, au dernier, La Nuit de Gutenberg, créé à Musica, à Strasbourg, en 2011.

Les enrichissements apportés par les programmes informatiques à notre connaissance du son, et donc à sa manipulation, donnent le vertige, prévient Manoury : « Les compositeurs sériels de l’après-guerre définissaient le son par quatre critères — sa hauteur, son intensité, son timbre et sa durée. Aujourd’hui, un ordinateur peut en paramétrer plus de soixante — lisse ou bruité, harmonique ou inharmonique, brillant ou mat… » Son enthousiasme pour la technologie ne l’empêche pas de redouter que la musique savante ne devienne, comme le latin ou le grec, une langue morte. Un objet d’étude ou de spéculation ésotérique et non une source d’émotion, de remise en question. A la différence des autres disciplines artistiques — littérature, peinture, théâtre ou cinéma —, la musique contemporaine laisse indifférents responsables politiques et élites intellectuelles, se désole ce musicien Janus, qui se veut autant compositeur que chercheur, artisan que scientifique. Tel Rameau, le premier auteur à avoir étayé sa théorie musicale sur la nature physique du son. En précurseur des explorations et extrapolations informatiques d’aujourd’hui.

Gilles Macassar

Article paru dans Télérama le 27/09/2014