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Premier entretien : Berlin, 29 juillet 2014

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Sarah Pieh [1]: Philippe, tu étais « Porträt-Komponist » du Festival de Witten 2014. Est-ce que c’était la première fois qu’un festival allemand faisait cela ?

Dans cette ampleur-là, oui. Je n’avais jamais eu encore une rétrospective aussi large, incluant d’ailleurs des créations. Cela m’a donné l’occasion de montrer plusieurs aspects de mon travail : des œuvres pour orchestre, pour musique de chambre et pour musique électronique. Il y a dix ans, je n’étais pratiquement jamais joué dans les festivals allemands, je l’ai fait savoir et deux directeurs ont directement réagi : Hans-Peter Jahn à Stuttgart et Armin Köhler à Donaueschingen. Depuis, la situation a fort heureusement changé.

Tu es né et tu as grandi en « province », comme disent les Français, en Corrèze. As-tu vraiment découvert la musique par hasard ?

Non, je n’ai pas découvert la musique par hasard. Il y avait de la musique chez nous, mais ce n’était pas du tout la même sorte de musique que celle que je pratique aujourd’hui. Mon père était un spécialiste de l’accordéon, du folklore du Massif Central. Cela dit, c’était dans un milieu rural et provincial qui n’avait absolument aucun contact avec la culture classique ou la musique savante. (En disant cela, je ne peux m’empêcher de penser à l’appropriation de la musique savante par des classes sociales dominantes, aristocrates, puis bourgeoises). C’est ensuite, en déménageant à Paris – j’ai vécu à la campagne jusqu’à l’âge de sept ans – que les choses se sont ouvertes à moi, mais ouvertes d’une manière assez particulière, parce que la musique était devenue un refuge. Habitué comme j’étais à vivre à la campagne, Paris a été pour moi un choc violent, particulièrement mon premier contact avec l’école. La musique a été une manière de sortir du monde un peu noir et clos qu’était l’école.

Tu es donc arrivé dès l’âge de sept ans à Paris. Quand tu as commencé tes études au CNSM au début des années soixante-dix, à quoi ressemblait le paysage musical parisien ?

Du côté de l’enseignement musical, on décelait encore des relents de l’entre-deux-guerres, dans le sens où les compositeurs qui sont aujourd’hui reconnus comme des figures importantes – je parle de la génération des années cinquante, comme Stockhausen, Boulez, Berio, Nono, Ligeti – n’étaient absolument pas étudiés. On les étudiait entre nous, ce n’était pas interdit, mais les classes d’écriture, d’analyse, ne les traitaient absolument pas. C’était un enseignement académique de bon niveau, même d’un assez bon niveau je dirais, mais entièrement basé sur une conception de l’écriture traditionnelle tonale, et d’obédience très française. Je me rappelle que la grande figure dans les classes d’écriture en France était encore Gabriel Fauré, qu’on définissait alors comme le summum de l’harmonie pour l’écriture traditionnelle. Des compositeurs comme Richard Strauss, Mahler ou le premier Schœnberg – et même le dernier Wagner – n’étaient guère enseignés. Le néo-classicisme français avec la figure de Cocteau, avec ce que cela comportait d’anti-germanisme, restait donc encore très présent. Bien sûr, il y avait quand même la figure de Messiaen qui jouissait d’un certain prestige. Boulez n’habitait pas la France. Xenakis et le groupe du GRM (Groupe de recherches musicales) de Pierre Schaeffer étaient très présents et l’École spectrale était en train de naître.

À quel moment as-tu découvert la musique électronique ?

Je crois que cela s’est passé dans le cadre de mes études au Conservatoire de Paris. Dans ces années-là, ceux qui composaient pour l’électronique ne composaient pas pour les instruments, et vice versa. Beaucoup ont du mal, aujourd’hui, à se le représenter. Il y avait une scission très forte entre les deux et je me trouvais vraiment dans un dilemme car, venant de l’écriture traditionnelle, je ne maîtrisais aucune technique de l’électronique pour laquelle j’avais cependant une assez grande attirance. Il y avait donc la classe du GRM de Pierre Schaeffer dans laquelle je me suis inscrit comme auditeur libre – pour voir ce que cela donnerait. Mais le déclic escompté ne s’est pas produit. Je n’ai jamais pu adhérer à cette esthétique de la musique concrète, purement intuitive et sans bases théoriques. La personne qui m’a montré la voie, c’est Stockhausen. Il venait à Paris chaque hiver et donnait des concerts. C’est ainsi que j’ai assisté à la première de Mantra et découvert Kontakte, Hymnen, Telemusik, Gesang der Jünglinge, toutes ces œuvres extrêmement puissantes. Et j’ai pu découvrir que quelqu’un avait non seulement fait le pont entre les musiques électroniques et acoustiques, mais qu’il l’avait fait au sein de la même œuvre et, de plus, comme dans Mantra, en temps réel. Ce fut là véritablement une onde de choc. Le temps réel était certes rudimentaire à l’époque, mais c’est avec Stockhausen que je l’ai découvert. J’ai l’habitude de dire que Stockhausen est à la musique électronique ce que Monteverdi est à l’opéra. Ce n’est pas lui qui l’a inventée, mais c’est le premier qui en a dégagé une vision forte.

Mais alors justement le temps réel, « la musique du temps réel », c’est aussi le titre d’un ouvrage paru en 2012 et qui rassemble des entretiens avec Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun. Il me semble que tu as fortement marqué cette notion, peut-être même inventé. Qu’est-ce qu’elle veut dire exactement ?

La musique instrumentale est composée « en temps différé », c’est-à-dire que le temps qui est nécessaire à sa conception, à son écriture, n’est pas le temps réel de l’œuvre, il est beaucoup plus long car il faut parfois plusieurs jours pour mettre au point quelques minutes de musique. Mais quand les interprètes jouent ensuite cette composition, alors nous basculons dans un temps réel pur. Les notes, qui ont été préalablement fixées sur du papier, sont destinées à produire des sons qui auront une naissance, une vie et une mort absolument unique et non reproductible. Ce sont deux facettes du temps, le temps différé, celui de la composition, et le temps réel dans lequel se loge l’interprétation. L’arrivée des ordinateurs très puissants dans les années soixante-dix a soudain débloqué cette situation : les sons ne sont plus nécessairement prédéterminés dans toutes leurs composantes, mais sont calculés au moment même où on les entend. Ce faisant, on peut alors intervenir sur eux, les modifier, les contrôler, exactement comme le fait un interprète dans la musique acoustique. Ce qu’on appelle « temps réel » en musique correspond à la situation suivante : la machine effectue des calculs pour lesquels il lui faut du temps, mais ce temps est tellement court que l’oreille ne peut pas le percevoir. Je n’ai pas inventé cette notion car elle appartient à l’univers scientifique. Mais disons que j’en ai théorisé ses aspects dans le domaine de la composition, dont un des plus visibles est la réintégration de l’interprétation dans l’univers de la musique électronique.

Après ce que tu as dit et pour illustrer un peu, je pense qu’on pourrait revenir à Witten et la création de Le temps, mode d’emploi pour deux pianos et électronique en temps réel par GrauSchumacher Piano Duo. Comment as-tu vécu cette collaboration avec le duo et qu’en retiens-tu pour ton travail de manière générale ?

C’était très bien, j’avais affaire à deux formidables pianistes, déjà par leur jeu et aussi parce qu’on sent très bien l’entente qu’il y a entre eux. Cette connivence se remarque tout de suite, comme avec un orchestre qui a passé plusieurs années avec le même chef, où il suffit d’un clin d’œil pour comprendre ce que l’on veut dire. Ils avaient une compréhension purement musicale, c’est-à-dire qu’ils sont « rentrés » dans la musique et ils ont essayé de la jouer comme un quintette avec piano ou un concerto, ils n’ont pas cherché à passer par un prisme diffèrent mais ont abordé la pièce comme n’importe quelle œuvre. Bien sûr, je peux expliquer des choses en détail, mais s’il n’y a pas cette étincelle musicale au départ, dans laquelle la musique s’exprime en tant que telle, il y a quelque chose de fondamental qui se perd. Avec le duo, ça a été tout de suite très clair. Dans Le temps, mode d’emploi, l’électronique produit des structures qui se renouvellent à chaque fois. J’ai écrit la musique des deux pianistes de manière à ce qu’elle leur laisse beaucoup de liberté, pour qu’ils puissent réagir à ce que fait l’électronique, alors qu’ils ne peuvent pas du tout prévoir dans le détail les moments de grands silences et d’action. Je leur ai dit « c’est à vous de savoir quand vous allez jouer telle ou telle séquence ».

Nous avons parlé de la musique électronique, du temps réel, mais n’oublions pas que tu as composé ces dernières années plusieurs pièces pour orchestre qui témoignent de ton affinité pour les grandes formes, pour l’orchestre. Est-ce que tu te considères comme un « Orchesterkomponist » ? Et peut-on te ranger dans un tiroir, un courant, une école ?

« Orchesterkomponist » certainement, car les deux médiums qui m’intéressent le plus sont le grand orchestre et l’électronique ; cette dernière est d’ailleurs pour moi comme une sorte d’orchestre nouveau. Je compose assez peu de musique de chambre. C’est la vision du grand orchestre qui m’intéresse surtout, parce qu’elle offre une multiplicité de sources, et j’aime beaucoup cette pluralité des voix. Écrire pour orchestre, c’est comme jouer aux échecs. Les combinaisons sont infinies, même si on connaît toutes les règles.

Mais s’il fallait me « ranger dans un tiroir » comme tu le dis, je pense que ce ne serait pas facile. Je n’appartiens ni au courant post-sériel, ni au post-spectralisme, ni aux tendances bruitistes ou saturationistes, encore moins aux néo-tonalisme… Je dirais que le compositeur qui m’a d’abord influencé, c’est Wagner. La plasticité de sa musique, dans laquelle la polyphonie s’élargit et se rétrécit, et ces étirements et contractions du temps continuent toujours de nourrir ma musique. Debussy, évidemment, reste celui qui a fait voler en éclats les hiérarchies dans l’orchestre et qui a repensé les formes musicales sur des bases inconnues avant lui. Les cordes ne sont plus prédominantes, il distribue les poids de manière tout à fait nouvelle. Bien sûr Mahler, avec son temps suspendu et son contrepoint si singulier. Oui, ce sont ces personnes-là. Et dans le monde contemporain, je citerais Boulez et Ligeti. Boulez a trouvé des choses très intéressantes dans le domaine du temps avec l’orchestre. Comme il y a une très grande diversité d’éléments, d’individualités dans l’orchestre, il a trouvé des manières pour que chaque groupe puisse réagir avec une temporalité précise. Par exemple dans Répons, il y a des solistes placés autour du chef qui agissent relativement librement, alors que l’orchestre, sous sa direction, réagit de manière plus métrique. Cette interpénétration des couches temporelles entre elles n’est pas souvent remarquée alors que cela donne une tension dramatique à sa musique tout à fait singulière. Dans Pli selon pli, il y a des passages extraordinaires dans lesquels on écoute la musique sur des structures de timbres. Il faut suivre les harpes, les mandolines, les percussions, les cordes, et c’est par l’imprégnation des timbres que la musique prend forme. Ligeti a trouvé une poétique du temps et de l’espace très attirante. Parfois la musique semble venir de très loin, parfois elle paraît se figer comme dans une hallucination. Mais c’est vrai que ce qui m’intéresse maintenant dans la musique d’orchestre, c’est l’orchestre spatialisé.

[1] Sarah Pieh est diplômée de l’IEP de Lille et de l’Université de Münster en Allemagne. Après une étape de plusieurs années au sein de l’agence berlinoise karsten witt musik management, elle travaille à présent en tant que traductrice indépendante et enseigne le français à l’Université de Kiel (Allemagne).