Aller au contenu

Quatrième entretien : Kein Licht, jour + 1, Duisburg, 26 août 2017

  • par

Sarah Pieh : Philippe, nous sommes jour + 1 après la première de Kein Licht. J’aimerais avoir une impression très générale de ce que tu as vu hier par rapport à la forme que tu avais imaginée il y a environ un an.

Le processus s’est déroulé tel que je l’avais imaginé, le projet déterminé s’est vraiment réalisé. Il s’agissait d’inventer une dramaturgie autour des « modules séparés » que j’avais composés dans le but d’intégrer au maximum les forces du théâtre à celles de la musique. Je ne voulais pas fixer cette dramaturgie dans la partition, comme cela se fait habituellement dans les opéras, ce qui nous aurait privés, le metteur en scène et moi, de la liberté d’intervenir sur la dimension temporelle qui s’ébauche pendant le travail sur le plateau. Mais la manière dont s’est construite cette dramaturgie a été très progressive, avec beaucoup de tâtonnements. Autant certains éléments se sont imposés à nous dès le début, autant sur d’autres nous avons eu du mal à prendre des décisions.

Par exemple, qu’est-ce qui a été difficile ?

Ce qui est devenu la troisième partie, l’après-black-out, n’a pas été simple du tout. Le black-out constitue le « climax » de tout le spectacle, il est précédé d’une grande progression, musicalement très structurée, qui se termine sur un noir total : Kein Licht ! J’ai composé plusieurs « Kerzenmusik » (musiques de chandelles) destinées à être jouées après la coupure d’électricité. Là, nous n’avons plus de lumière, donc nous sommes contraints de revenir à des pratiques anciennes comme la bougie, y compris dans la musique qui est à ce moment-là réduite à sa dimension purement acoustique, sans électronique. Il s’agit de musiques plutôt lentes et méditatives. Ensuite, il fallait intégrer tout l’épisode qui s’appelle « Schnatteroratorium » (oratorio jacassant), le dernier que j’avais composé. Il comporte des sections assez rapides et d’autres qui sont très lentes. Il faut savoir que Elfriede Jelinek nous a envoyé un nouveau texte après l’élection de Donald Trump alors que j’étais en plein milieu de la composition de Kein Licht. Pendant longtemps, nous nous sommes demandé si nous devions déjà intégrer cet épisode au milieu des « Kerzenmusik ». Après plusieurs essais, nous avons vu que ça traînait en longueur. Le temps de repos de l’épisode des chandelles devait être rompu ! La grande difficulté qui est apparue – et je ne peux pas dire que Nicolas et moi soyons encore tout à fait d’accord sur ce point – était « l’épisode Trump » qui, pour moi, était un petit intermède bouffon qui devait s’intégrer dans la forme générale. Toute l’histoire est interrompue pendant un moment pour faire un divertissement, cette fois sur la menace nucléaire militaire et non plus seulement sur la catastrophe nucléaire civile. J’avais donc prévu quelque chose de plus ironique et, en effet, divertissant. Or Nicolas l’a pris sous un point de vue plus noir, sérieux, voire tragique, et pour moi, cela reste quelque chose qui n’est pas résolu. Ce moment est trop long après les « Kerzenmusik ». L’épisode Trump aurait pu s’intercaler n’importe où. Nous n’avons pas vraiment trouvé de vrai bon moment pour le placer et cela me chagrine un peu dans le spectacle d’hier. Mais cela va sans doute encore évoluer au fil des représentations.

Nous avons passé beaucoup de temps aussi à choisir certaines sections et à les déplacer. Cela est arrivé avec les 3 lamenti (je projetais d’en composer plus, mais je me suis limité à trois) dont deux sont assez courts. Nous en avons placé un au début, un au milieu et un à la fin. Ils évoquent la femme endeuillée qui traverse toute cette histoire, qui parcourt tout le spectacle. Il y a d’autres épisodes qui ont été difficiles à mettre en place, comme celui où le violoniste et l’altiste (lors de la première section) doivent articuler leur musique avec la parole des deux comédiens, donc avec du théâtre parlé et non le chant. Il a été très difficile de mettre cela en place, car les acteurs ont beaucoup de mal à caler le texte sur une musique très composée, et relativement abstraite. Cela est possible lorsqu’il y a plusieurs instruments différents. On peut leur dire par exemple : ici vous attendez le son de la trompette, mais avec deux instruments à cordes voisins, comme le violon et l’alto, c’est beaucoup plus difficile pour se repérer.

Working in progress : une certaine idée de la collaboration metteur en scène / compositeur

Nous allons essayer de nous détacher un peu de l’immédiateté de la première… Nicolas et toi, vous avez beaucoup insisté sur votre manière de travailler, vous avez déjà pas mal parlé du « work in progress ». C’est quelque chose qui, dans une production d’opéra, représente une mise à l’épreuve, c’est très difficile pour l’éditeur, pour toutes les personnes qui font les décors… Cette manière de travailler que vous avez pu mettre en œuvre, quelle conséquence a-t-elle sur la forme finale mais aussi sur le jeu entre la musique et le théâtre ? Qu’est-ce que vous avez recherché en travaillant ainsi ?

Je continue à dire que c’est de l’ordre de la temporalité. Le théâtre est un temps libre et la musique est un temps structuré et contraint. Nous avons cherché à faire s’intriquer les deux temps. On peut avoir des épisodes musicalement structurés dans lesquels entrent les voix parlées qui, elles, sont libres. Dans ce cas-là, il faut concevoir la partition de manière différente, c’est-à-dire qu’il ne faut pas la construire avec une durée fixe mais décider qu’une page peut durer 10 ou 20 secondes, selon des tempi élastiques et très relatifs. Le cas contraire existe aussi lorsque les acteurs doivent se soumettre à un temps obligé. C’est difficile mais la plupart du temps cela s’est bien passé. J’ai remarqué que les acteurs sont beaucoup plus mobiles que les musiciens dans le travail. Leur langue leur est naturelle, donc on peut demander à un acteur de remplacer sur-le-champ une phrase par une autre – ce qui arrivait tous les jours car Nicolas expérimente beaucoup pendant la mise en scène – et une assistante réimprime les pages pour le livret, qui est toujours réactualisé. Les acteurs se plient facilement à cette discipline. La musique, n’étant pas une langue naturelle, demande de la répétition, de l’analyse, donc on ne peut pas y entrer avec cette même immédiateté, si ce n’est lorsqu’on improvise. Ou alors, il aurait fallu écrire une musique très conventionnelle comme dans les opéras-rock ou les comédies musicales ! Lorsque nous faisions des changements dans la musique, nous n’avons pas pu les faire avec la même liberté qu’on a dans le théâtre, car il y a toute cette phase d’apprentissage par cœur (pour les chanteurs), de mémorisation, de répétition que la musique demande. On a beau vouloir faire s’interpénétrer les deux temps, on ne peut pas éluder totalement la disparité foncière entre ces deux pratiques qui relèvent de la convention d’une part (un langage parlé dont la syntaxe est partagée par tout le monde) et de l’invention de l’autre (une musique qui est unique dans sa structure).

On pourrait quand même opposer à cela que beaucoup de metteurs en scène ne travaillent pas ainsi, ne changent plus les passages, mais au contraire les répètent…

Oui, c’est vrai. Certains viennent avec un canevas. Mais dans toutes mes expériences – j’en ai eu cinq – avec des metteurs en scène, on voit qu’ils ont une difficulté à conceptualiser les choses à l’avance. Quand je compose une partition, il ne m’est pas difficile de dresser un plan et d’imaginer l’œuvre dans toute sa durée. Si c’est une œuvre qui dure deux heures, je ne l’aborde jamais sans avoir déjà un plan, que je peux respecter ou non, mais qui va néanmoins me servir de guide. Un bon plan est un plan qui ne se perçoit pas. C’est un peu comme la charpente d’une maison : elle tient tout l’édifice mais on ne la voit pas. Je n’ai jamais rencontré ce procédé de structuration préalable chez les metteurs en scène de théâtre. Il y avait toujours beaucoup d’essais : ils travaillent avec les acteurs, leur font faire des mouvements, constatent que quelque chose ne va pas et recommencent jusqu’à ce qu’ils obtiennent ce qu’ils veulent. Ils le découvrent en le faisant, tandis que nous, les compositeurs, anticipons. Quand je compose, la plupart du temps je sais où je vais et je fais en sorte d’y aller. J’ai une cible, une image sonore en tête, et même si le chemin pour l’atteindre n’est pas encore déterminé, je fais tout pour y parvenir, tandis que les metteurs en scène attendent plutôt de voir comment ça se passe et la forme ne se construit qu’après plusieurs expérimentations. C’est intéressant de remarquer que cette manière d’aborder le travail de création théâtral rejoint un peu celle que j’adopte lorsque je compose de la musique électronique, peut-être parce que, comme dans le théâtre, l’écrit ne peut pas tout fixer et que l’on doit beaucoup expérimenter.

Quand on entend cela, on devine bien à quel point on est confronté à des processus de recherche, de conception qui sont assez différents. Et du coup, avec le « work in progress » en plus, est-ce qu’il y a eu quand même des règles implicites pour cette collaboration ?

Oui, mais au début nous étions un peu comme chien et chat, chacun dans son domaine, même si nous savions qu’il n’y aurait pas de problème d’ego mal placé entre nous. Je savais que telle chose était du domaine de la mise en scène et que je n’allais pas y interférer, et Nicolas voyait très bien qu’il n’allait pas prendre de décision sur des questions d’ordre musical. Et plus nous avons avancé dans le travail, plus la zone de recouvrement des deux disciplines s’élargissait. Au point que Nicolas me disait à la fin (passage de musique électronique) : « Est-ce que c’est un problème si nous arrêtons la musique électronique, pour dire quelques phrases, et la reprenons ensuite ? » Et quand il m’en expliquait la raison, je lui disais que cela ne me dérangeait pas le moins du monde. Mais parfois, je lui disais que ce n’était pas possible ; par exemple pour le dernier lamento, lorsqu’il demandait aux deux acteurs de se mettre dans des « ballons » en plastique et ensuite d’essayer de sortir de leurs carcans. Cela faisait du bruit quand ils sautaient dans l’eau et là, je lui ai dit : « Tu peux faire du bruit où tu veux mais pas dans cette section. » Parfois Nicolas me demandait mon avis. Pour la scène de la marionnette, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose en rapport avec le Japon, à cause de Fukushima. La parodie de bunraku s’est imposée à nous.

Ah, et donc ça, c’était ton idée ?

Oui. J’avais composé pour d’autres raisons une pièce pour alto solo qui s’appelle Quasi una ciaccona et nous en avons joué des fragments en reproduisant la situation du bunraku. C’est-à-dire qu’il y a un acteur récitant, un instrument soliste qui est un shamisen (sorte de luth) et une marionnette muette manipulée par trois personnes. Lors d’un long séjour au Japon en 2011, j’ai pris connaissance d’autres formes de narration que celles que l’on connaît en Occident et c’était le théâtre de bunraku qui m’avait le plus fasciné. Il a été le point de départ de ma volonté de faire une œuvre scénique avec d’autres codes que ceux de l’opéra traditionnel. Cela a mis six ans à se cristalliser. Nicolas a fait une scène très drôle dans laquelle une marionnette s’appelle « Atomi » et qui représente l’énergie nucléaire. Comme le pensent beaucoup de gens, il faut la supprimer, alors les deux acteurs finissent par l’enfermer dans un cercueil. Ensuite, commence une « party » qui, à cause de la débauche de dépense énergétique, va mener au black-out.

Ces formes de narration, nous allons évidemment y revenir… Mais pour terminer sur cet aspect de la collaboration et des règles quand on travaille de manière aussi intriquée, n’y a-t-il pas eu de différends majeurs sur la manière dont vous alliez exprimer certaines émotions ?

Non, pas vraiment. Une fois, en plaisantant, Nicolas a schématisé la situation en disant que le théâtre est fait pour penser et l’opéra pour pleurer. Je lui ai répondu que c’est pour cela que nous ne faisons pas un véritable opéra, mais un « Thinkspiel ». C’était une sorte de boutade, bien entendu, mais qui contient une part de vérité. Bien sûr, il fallait que j’accepte toutes les expérimentations qu’il voulait faire. Si l’on n’est pas prêt pour cela, il vaut mieux ne pas se lancer dans de telles aventures. J’avais un handicap qui est ma compréhension limitée de la langue allemande et comme j’avais affaire à un metteur en scène qui modifiait des choses tout le temps, il y avait des moments où je ne savais plus trop où j’en étais….

Tu n’avais pas la traduction simultanée écrite tout le temps sous les yeux, ce que tu avais à la base pour composer ? Donc il t’aurait presque fallu quelqu’un qui fasse ce travail en simultané…

Oui. Il y a eu un petit moment de tension lorsque Nicolas a voulu introduire avec les acteurs deux guitaristes de rock avec des guitares électriques qui auraient répété ce que disent des violonistes : « Eh, je ne t’entends pas…. »

Ce qu’il a fait dans ReinGold…

Oui, et il voulait même que les acteurs parlent en rap. Je lui ai dit que je n’avais rien contre le rock ni le rap mais que nous rentrerions ici dans un style musical avec lequel je ne voyais pas ce que je pouvais faire. La musique rock est tellement présente partout dans notre monde que cela me mettait mal à l’aise de la retrouver encore ici. Je voyais cela comme une concession à la mode du moment que je ne pouvais pas accepter. Donc il m’a demandé plusieurs fois si l’on pouvait « placer » ces guitaristes à un autre moment et, finalement, il a compris que je n’étais vraiment pas du tout emballé par cette idée. Il y a eu aussi des moments difficiles qui viennent du fait que pendant six semaines on écoute la musique, y compris chantée, juste dans une réduction pour piano. Ça devient un peu pénible à la longue car il n’y a pas les couleurs des instruments, il n’y a pas l’énergie, l’expression est diminuée… À la fin, je ne pouvais plus l’écouter et Nicolas a dû vivre quelque chose de semblable, même de pire, car moi, je pouvais entendre intérieurement le résultat final. Quand l’ensemble est arrivé, tout le monde a retrouvé un nouvel élan : les acteurs et les chanteurs ont découvert dans cette musique une énergie et des couleurs qu’ils n’avaient pas encore entendues. Ce sentiment de lassitude, quand on ne savait pas où l’on allait, a été une réelle épreuve. Mais à part cela, il n’y a pas eu de vraies tensions.

À la recherche de nouvelles formes

Tu es aussi à la recherche de nouvelles formes d’expression et plus précisément d’une redéfinition du genre de l’opéra. Tu penses qu’il faut réfléchir à de nouvelles formes de narration lyrique. En quoi Kein Licht pourrait prendre une place prééminente dans l’histoire de l’opéra ?

Je ne sais pas si Kein Licht entrera dans la grande Histoire, mais dans la mienne sûrement (rires)… La première idée que j’ai essayé de changer est la notion de caractère dans l’opéra, c’est-à-dire d’avoir un chanteur qui porte un nom, qui est censé incarner un individu qui s’appelle Pierre, Paul ou Parsifal. Il doit y avoir des manières d’exposer une situation ou de relater une histoire sans obligatoirement passer par ce code selon lequel il faut absolument qu’il y ait des personnages portant un nom, auxquels, à la limite, on peut s’identifier. Ça me fait penser aux enfants qui jouent ensemble et qui disent : « Moi, je suis Zorro. » À mon avis, on peut très bien se passer de ces codes dans certains cas. On peut véhiculer des émotions sans passer par des codes établis, qu’on a du mal à accepter aujourd’hui, il me semble. Le réalisme marche bien au cinéma et au théâtre. Mais avec la langue artificielle et stylisée qu’est celle de la musique, quelque chose fait écran et l’on n’y croit pas vraiment. Cela fonctionne très bien dans le répertoire classique et romantique, où l’on se dit : « J’accepte le code, c’est de l’opéra », mais plus maintenant. Ça tombait bien avec le texte de Jelinek parce que ses personnages n’ont pas de nom (A et B), et en plus, ce n’est pas un texte d’action mais plutôt de réflexion sur l’essence de l’existence humaine. Pour cela, le texte collait très bien. Le théâtre de caractères est précisément ce contre quoi j’ai voulu réagir.

Mais alors justement, cette immédiateté, ou plutôt cette idée qu’un personnage est toujours incarné par un chanteur ou un acteur, pourquoi ça ne marche plus aujourd’hui, notre réalité de vie y est-elle pour quelque chose ?

Je pense que oui, c’est lié au monde dans lequel nous vivons. Le public d’aujourd’hui, habitué au cinéma et à Internet, n’a plus ce même rapport à la distanciation par une forme de stylisation telle que le théâtre ou l’opéra ont pu la proposer autrefois. Le réel devient la norme. On le voit avec la vogue actuelle des récits (auto)biographiques dans la littérature. De plus, les sciences sociales, surtout la sociologie, deviennent à présent la grille de lecture dominante ! Cela me rappelle un moment que j’ai vécu lorsque j’enseignais en Californie. J’avais devant moi une foule de jeunes étudiants, pour la plupart américains et asiatiques, et j’ai voulu leur faire découvrir Pelléas de Debussy. Je leur ai montré la vidéo de la scène de la chevelure et, pour qu’ils comprennent la situation, j’avais mis les sous-titres en anglais. Erreur fatale : cela a été dix minutes de fous rires non stop ! Ils n’ont rien entendu de la musique. Ils ne possédaient aucun de ces codes qui permettent de saisir une émotion à partir d’une situation symboliste, non réaliste. C’était trop loin de leur culture qui était limitée aux chansons de pop-music, de rock et aussi de films « blockbuster ». Mais il y a autre chose : nous sommes en permanence bombardés d’informations, dans les journaux, à la télévision, à la radio, sur Internet et dans les réseaux sociaux. Nous sommes submergés d’énormément de couches d’informations simultanées qui s’entrechoquent et donnent à notre perception du réel une texture très complexe ; et je ne parle même pas des fake news. C’est pourquoi je dis, dans le texte que je lis dans Kein Licht, que notre réel est un immense palimpseste. Ces couches superposées correspondent à différentes visions de la réalité véhiculées par différents médias. On vit dans ce monde, qu’on l’aime ou non. C’est peut-être pour cette raison que l’incarnation par un personnage d’un destin singulier n’est plus en phase avec le public d’aujourd’hui. Je crois qu’on n’a plus besoin de l’incarner à ce point.

Et les processus d’identification, ne sont-ils plus valables ?

Non, je ne dirais pas ça. Les séries télévisées les utilisent toujours, ainsi qu’un certain cinéma populaire. Mais c’est comme la pop music ou la musique de variété qui continuent d’utiliser des grilles harmoniques datant du XVIIe siècle. Or mon propos n’est pas de plonger dans les codes dominants, mais plutôt de les bousculer et d’en inventer de nouveaux.

Et qu’est-ce que ça change dans l’expressivité, cette forme de narration ? En particulier si on pense aux émotions qui sont véhiculées ?

Le potentiel émotionnel n’en est pas moindre. Quand on pense, par exemple, à la scène des trois femmes avec le chien : après la catastrophe « les femmes se font belles pour leurs chiens, car c’est tout ce qu’il leur reste », nous dit Jelinek. Cette scène en dit plus long sur l’état de désolation de ces gens qu’une scène où l’on verrait un personnage s’exprimer en son nom propre. J’ai été frappé hier, lorsque j’ai vu Pelléas et Mélisande ,à quel point l’émotion passe par la suggestion et non par son expression directe. Je préfère créer une situation qui suscitera elle-même une émotion ; plutôt que faire déclamer à un personnage son malheur.

Procédé très courant dans l’opéra classique…

Oui. Là, j’ai voulu montrer des situations extrêmes dans lesquelles peuvent, aujourd’hui, se trouver n’importe quels individus du monde, donc oui, c’est un théâtre de situations – toutefois pas exactement au sens où Sartre l’entendait  – et non un théâtre psychologique. D’ailleurs, il y a longtemps qu’un certain cinéma s’est affranchi de la psychologie.

Un théâtre aussi où l’espace a une connotation très forte, non ? Qui est davantage facteur d’identification que les personnages mêmes, ce lieu complètement chamboulé…

Oui, et avec l’eau qui va se déverser comme une menace. Il y a des images, des situations, qui en disent plus long sur la réalité de la vie que l’expression d’une personne. C’est dans ce genre-là que nous avons voulu nous exprimer. Il y a néanmoins un personnage : la femme endeuillée, qui intervient trois fois.

Que porte-t-elle, cette femme endeuillée ?

Au départ, c’est une femme qui se lamente car elle a tout perdu. Elle crée un malaise. Mais surtout, à la fin – et c’est pour cela que j’ai choisi le poème « Ô Mensch ! Gib Acht ! » de Nietzsche – c’est une femme qui dit : « Attention, faites attention » ; elle semble prévenir les hommes d’arrêter leurs folies, de gaspiller l’énergie. Elle fait figure de Sagesse, elle met en garde. Nicolas avait en tête une idée qui me plaisait beaucoup, à savoir que les voix chantées étaient en fait celles des morts qui demandaient des comptes aux vivants : « Voyez dans quel état vous avez laissé la terre ! Voyez quelles catastrophes vous avez causées ! Cela risque de se reproduire, et plus tôt que vous ne le pensez !… » Cela justifiait très bien la poétique du chant par rapport à la parole, plus prosaïque. J’ai d’ailleurs toujours imaginé cette femme comme une revenante, une sorte de fantôme, plutôt que comme une femme réelle. Il ne faut pas oublier que tout ce qui concerne cette femme vient d’un second texte de Jelinek qui s’appelle Epilog, qui fait suite à Kein Licht mais en est séparé.

Travailler avec et autour du texte de Elfriede Jelinek

La non-linéarité du récit est un autre aspect important de votre travail, même si les trois actes suivent une structure qui correspond aux textes de Jelinek (2011, 2012, 2017). J’avais un peu peur que l’auditoire soit dépassé par cette non-linéarité, et peut-être pourrions nous prendre en considération ici jusqu’où on peut aller dans une idée aussi « folle » sans complètement dépasser l’horizon de compréhension d’une personne qui écoute la première fois la pièce. Alors d’abord, peux-tu m’en dire plus sur cette non-linéarité du récit et, du coup, jusqu’où on peut aller, à ton avis, dans la non-linéarité sans que le public perde de vue les repères et la structure, sans qu’il soit troublé dans la compréhension des enjeux et des idées.

Cette non-linéarité existe dans la vie réelle. Quand tu prends connaissance d’une histoire, tu ne l’apprends pas dans sa chronologie, tu y entres à brûle-pourpoint. Ensuite seulement tu reconstitues l’histoire dans sa linéarité. Tu sais que s’il y a eu un conflit, il y avait eu autre chose avant que tu découvriras par la suite et qui t’expliquera les raisons de ce conflit. J’ai découvert cela en lisant Faulkner. Il avait un sens aigu de ce phénomène, au point que cela a irrigué toute sa construction romanesque. Mon expérience me dit qu’on perçoit le monde de manière non linéaire, et c’est d’autant plus flagrant avec cette prolifération de médias tous azimuts. Ces différentes lectures narratives pointent les mêmes situations, chacune en faisant une autre interprétation. Nous avons voulu rendre cela prégnant. Dans le texte de Jelinek, d’ailleurs, il n’y a pas de linéarité comme dans un roman classique. Mais des relations de causalité, oui. Maintenant, pour répondre différemment à ta question, je dirais que l’essentiel se joue dans la forme. J’ai toujours été extrêmement préoccupé par la forme, c’est-à-dire par l’articulation des zones de tension, de détente, de réminiscence, d’anticipation, de répétition, bref, par la dynamique qui investit le temps d’une œuvre. C’est essentiel pour moi lorsque je compose. Et je dois dire que j’ai trouvé en Nicolas Stemann quelqu’un qui partageait mes vues quant à ce souci premier de la forme. Linéarité ou non, c’est surtout la forme qui conduit les spectateurs. L’univers que nous représentons semble très chaotique, or il est extrêmement structuré.

Je dirais même que vous avez construit un récit autour du texte de Jelinek !

Ce texte est quand même obscur ! Il nous a fallu construire une histoire. Pour commencer, nous avions trois points de repère importants : les grands ensembles que j’avais composés. Comme nous ne voulions pas trop de personnifications, j’avais écrit assez peu d’arias. Quelques-unes oui, mais la plupart des modules étaient constitués de duos, de trios, de quatuors, et de grands ensembles avec les quatre chanteurs et les acteurs. J’en avais écrit deux, très développés, les modules 6 et 7, et nous avions dans l’idée qu’il fallait les utiliser comme les finals des actes dans les opéras de Mozart qui se terminent par des sextuors ou des quintettes. Nous avons placé le premier de ces ensembles (le module six) à la fin de ce que nous pensions être une sorte de premier acte. Le deuxième (le module sept), le plus développé, est à la fin du soi-disant deuxième acte qui aboutit au black-out. Quant au troisième (le module onze), c’est une pièce instrumentale qui se présente comme une variation du deuxième. Ce que joue l’orchestre ici – pour suggérer un principe cyclique – est un peu la même musique que celle qu’on avait entendue avant le black-out. Au départ, le black-out devait se trouver aux deux tiers de la pièce (comme à la section d’or !), ensuite il devait y avoir les Kerzenmusik (musiques de chandelles), puis le lamento qui devait terminer le tout. Dans notre idée initiale, pendant le lamento, les « personnages » devaient recommencer à brancher les appareils et à gaspiller ainsi de l’énergie, quitte à provoquer un nouveau black-out ; comme quoi ils n’auraient rien compris. Mais l’épisode « Trump » est arrivé et a déstabilisé cette structure. Néanmoins cette forme tripartite avec les grands ensembles a été conservée. Donc cette histoire se structure autour de ces trois pics. Entre eux, nous ne savions pas encore comment articuler tout ce matériau. On a aussi voulu mettre des éléments en symétrie : le Thinkspiel commence avec le chien et la trompette, le deuxième acte s’ouvre avec le chien et les trois femmes.

Oui, on constate qu’il y a de vrais repères dans l’histoire.

J’ai eu la chance avec Nicolas de tomber sur quelqu’un qui a un sens aigu de ces choses-là. Nous nous sommes très bien entendus sur l’importance cruciale de la forme dans un tel projet. Si j’avais travaillé avec un metteur en scène pour lequel la forme n’est pas un élément central, je pense que j’aurais pu échouer. De plus, il avait déjà réalisé une dizaine de spectacles sur les textes de Jelinek.

On n’a pas du tout l’impression qu’on est lâché dans la nature et que tout se suit approximativement. On sent quelque chose de très construit, même si c’est désordonné, avec des repères.

Il fallait créer des repères. Juste avant la composition de Kein Licht, j’avais lu un livre très intéressant de James Gleick, La Théorie du chaos, qui m’a conforté dans l’intuition que le chaos n’est pas synonyme d’absence de forme, mais représente bien une catégorie formelle en soi. Il y a aussi une phrase de Boulez que j’aime beaucoup : « Il faut considérer le délire et, oui, l’organiser. » Cette dialectique est fondamentale pour moi.

Voix parlée et voix chantée

On peut dire que c’est presque du langage brut qu’il faut dramatiser. Nous avons beaucoup parlé de la forme du Thinkspiel, parlons de la mélodisation de la voix. Pourquoi distingues-tu tellement, au départ, entre voix parlée et voix chantée, et finalement t’en éloignes-tu un peu en voyant que certaines choses n’ont pas bien marché ? Un autre point d’interrogation est la balance entre expressivité et compréhensibilité de la langue, entre ce qui est sémantique et ce qui est expressif.

Cela fait plusieurs années, à la suite des recherches que j’ai effectuées, que je dis que la voix parlée est une voix chantée chaotique. Quand on écoute une voix parlée au ralenti (avec ordinateur), on s’aperçoit que c’est du chant ! On entend des glissandi qui montent et qui descendent. Ce n’est pas un chant très intéressant mais là n’est pas la question ! Les voyelles sont mélodisées car elles portent des hauteurs. Le tout se produit de manière très chaotique car ces hauteurs sont déroulées dans une grande vitesse et de façon instable, et l’oreille n’a pas le temps de les percevoir comme des hauteurs. On n’entend pas cela comme de la voix chantée (sauf dans des cas particuliers, tel l’alsacien ou bien le portugais que l’on parle au Brésil !). Nous nous sommes aperçus qu’avec les techniques d’analyse on peut très bien calculer la hauteur des voyelles, donc les inflexions : la voix qui monte quand on est en colère, ou dans des phrases interrogatives, etc. Ces inflexions sont différentes dans les différentes langues et aussi chez différentes personnes. Je ne cherche pas à classifier ces intonations, mais elles sont le produit d’une expression personnelle et c’est, pour moi, le plus important. En plus, on peut les calculer.

Qu’est-ce que cela veut dire, « on peut les calculer » ?

Une analyse va montrer, par exemple, que telle voyelle n’est pas tombée loin d’un si b et que telle autre part d’un do # !

Quand la personne était en colère, ou… ?

Non, cela se produit simplement pendant que tu parles, en temps réel. Si j’avais l’outil, il m’aurait indiqué que quand tu as dit « en colère », le « co » et le « lère » étaient à des hauteurs différentes dont on peut calculer précisément la fréquence et ainsi reconstituer la « mélodie » de ta voix parlée.

Donc ce qui t’intéresse moins, ce sont les statistiques quantitatives qui nous disent que lorsque quelqu’un est en colère, les personnes ont plutôt telle inflexion ou telle autre. Des recherches sur l’émotion dans le langage, en quelque sorte.

À l’Ircam, il y a des gens qui travaillent sur ces questions. Ces catégories existent, mais je n’ai pas voulu les utiliser. Je ne suis pas un statisticien. Ce que j’utilise, ce sont les hauteurs qui composent ce que j’appelle la mélodie du parler, qui est produite intuitivement par des personnes quand elles parlent. J’ai placé un son de pizzicato (harpe, violon) sur chacune de ces hauteurs vocales et qui double le son. On entend vraiment la mélodie de la voix parlée car elle est jouée par un instrument virtuel qui ne donne que les hauteurs de cette mélodie. On abstrait, en quelque sorte, la dimension proprement musicale d’une phrase parlée et l’on en élimine la dimension sémantique. Le deuxième pas à franchir était de prendre la voix de l’acteur et d’en stabiliser sa hauteur, qui est non tempérée, sur une hauteur tempérée. C’est à ce niveau que le résultat a été décevant car l’expression s’en trouve aplatie. Je l’utilise une ou deux fois, mais au début je pensais l’utiliser beaucoup plus. J’ai trouvé que ça donnait quelque chose d’artificiel, comme une voix de robot dans des cartoons, et on était très loin d’une véritable expression dans un récitatif. C’est une recherche que je vais continuer de développer.

Alors finalement, cette « transformation » électronique de la voix parlée, tu ne l’as pas tellement utilisée, hormis le passage avec la marionnette ?

Ah non ! Ici la voix n’est pas traitée du tout ! C’est la voix impressionnante de l’actrice Caroline Peters qui fait tout le travail. En revanche, ce que j’ai beaucoup utilisé dans certains dialogues parlés, c’est un programme que nous avons réalisé récemment, Thomas Gœpfer  et moi-même, et qui me permet de faire une sorte d’improvisation électronique avec la voix parlée. C’est-à-dire que je peux justement faire marcher ce système de pizzicati de harpes et de violons qui prend sa source dans l’analyse de la voix parlée. On obtient une musique dont le rythme épouse le rythme de la parole. Les silences et les rythmes de la parole sont respectés ! Donc je prends ce matériel, je le développe, et je crée des musiques électroniques en temps réel qui prennent leur source dans la voix parlée. Ça crée entre la voix parlée et la musique une synchronicité qui est parfois assez confondante. Une autre raison pour laquelle la mélodisation de la voix parlée réelle des acteurs n’a pas bien marché tient de l’esthétique particulière de Nicolas Stemann. Il est adepte d’un théâtre – que je dirais né de la contestation d’extrême-gauche – dans lequel on parle vite et fort. J’ai vu récemment un documentaire sur un film tourné sur Act up qui vient de sortir. Des militants d’Act up disaient que leur manière de provoquer consiste à parler vite et fort. Nicolas vient de cette culture politique et donc, très souvent, ses acteurs parlent vite et fort. C’était un problème, car plus on parle vite, moins on perçoit les inflexions vocales. Je lui disais : « Est-ce qu’il y aura un moment où les acteurs diront quelque chose lentement ? » Mais ce moment n’est pas arrivé, ça ne fait pas partie de son univers. C’est comme ça. Ce travail sur les voix parlées était quelque chose d’important pour moi, et oui, de ce point de vue, cela a été un échec.

D’accord, et par rapport aux conclusions que tu as tirées dans cette pièce quant à l’expressivité dans les passages de la voix chantée ou parlée, comment avez-vous choisi ?

On était d’accord. Nicolas le dit dans une interview : le théâtre livre des choses concrètes, la musique fait pleurer. La musique charrie de l’émotif alors que le théâtre charrie de l’informatif, du concret.

Un point de vue qui se discute…

Bien sûr, mais la musique a du mal à véhiculer des signifiés concrets. J’ai entendu dans beaucoup d’opéras contemporains des situations très concrètes véhiculées par un chant stylisé ; je suis tombé moi-même dans ce panneau dans certains de mes opéras précédents. Bref, il y a deux dimensions qui ne se rencontrent pas, à mon avis. Nous avons, avec Nicolas, choisi des textes, et ceux qui étaient très concrets, je ne les ai pas sélectionnés pour le chant. J’ai mis en chant plutôt des pensées, comme l’épisode où les femmes disent que les chiens ont du mal à les reconnaître. Ça parle de leur vie avec les chiens, de leur solitude, de leur désolation ; pas de la responsabilité d’« Areva » ou de qui que ce soit d’autre.

Passage que j’ai trouvé d’ailleurs très lyrique.

J’ai choisi ici une écriture vocale volontairement classique. Mon modèle était Mozart, dans un sens très particulier. Il y a beaucoup d’ensembles, comme par exemple le « trio des masques » dans Don Giovanni, dans lequel les trois voix sont accompagnées par un trio de clarinettes. Dans l’épisode des chiens, il y a un petit ensemble de vents composé d’une flûte, d’une clarinette, d’un cor et d’une trompette. Ça fait comme une ombre, ça « habille » les voix, comme une aura ; s’il y avait tout l’orchestre, cela aurait été moins intimiste. Il y a aussi quelques références à Richard Strauss, à la fin de cette scène. J’ai dit en plaisantant aux chanteuses : « C’est comme le Rosenkavalier, avec un chien en plus » (rires). À un moment donné, elles chantent un sol # - si comme à la fin du trio dans Rosenkavalier. J’ai volontairement utilisé un traitement vocal qui n’est pas typique des critères contemporains, si l’on entend par là une désarticulation de la voix et un traitement disjoint des intervalles. J’ai voulu garder une unité et surtout mettre en valeur des voix polyphoniques. Quand chaque voix est éclatée, alors il n’y a plus de polyphonie perceptible, on ne peut pas suivre les voix individuelles, a fortiori les distinguer les unes des autres.

La musique électronique dans Kein Licht

Dans Kein Licht, l’auditoire est confronté à une multitude de situations musicales qui font parfois intervenir de la musique électronique. Est-ce que le processus de composition électronique a lieu indépendamment de la composition de la musique acoustique ? S’agit-il pour toi d’un seul processus (de travail et de réalisation) ou de plusieurs ?

Les situations sont très différentes pour l’une et l’autre. Cela dit, je tente d’appliquer la même rigueur dans les processus de composition, qu’ils soient acoustiques ou électroniques. Il existe une notion que j’ai acquise au cours de mes études de composition et que l’on peut résumer par cette fameuse formule que l’on appelle « l’économie de moyens ». En clair, cela signifie qu’il faut savoir tirer le maximum d’expression du minimum de moyens. Par exemple, ne pas se disperser tous azimuts en piochant çà et là des idées éparses, mais au contraire tirer parti du matériau que l’on s’est fixé afin d’en extraire le plus de richesse possible. Ce principe m’a toujours habité. Avec la musique électronique, on est souvent séduit par l’immense diversité des possibilités qu’elle nous offre, et parfois la tentation est grande de se laisser happer par tel ou tel effet sonore, telle ou telle spatialisation, telle ou telle possibilité technologique. Dans Kein Licht, je me suis volontairement limité à des processus très rigoureux et, parfois même, empreints d’une certaine sévérité. Je peux te donner un exemple en prenant la musique de la dernière partie. Il s’agit d’une musique qui tout d’abord évoque de simples gouttes d’eau qui semblent tomber un peu au hasard. Cela fait, bien sûr, référence aux conséquences du déferlement d’eau qui a envahi la scène auparavant. J’ai obtenu ces gouttes d’eau à partir d’un procédé de filtrage sur des « chaînes de Markov » qui, lorsqu’elles sont jouées sans ce filtrage, produisent une musique beaucoup plus rythmique et régulière. Quand ces « chaînes » se déploient ensuite, j’obtiens une musique beaucoup plus tellurique qui, dans le caractère et l’expression, est à l’opposé de ces gouttes d’eau. Nous avons donc deux caractères très différents mais issus d’un même processus de composition. C’est ce que j’appelle l’économie de moyens. Ces deux musiques sont accompagnées par des séquences instrumentales qui en amplifient le caractère. Mais pour y parvenir avec les instruments, je ne passe pas par le même chemin. Autant les séquences électroniques sont issues d’un seul et même processus de composition, autant les séquences instrumentales résultent de processus différents, selon qu’on a la structure pointilliste des gouttes d’eau ou les phrases rythmiquement articulées liées aux chaînes de Markov non filtrées. Donc, pour répondre à ta question, il s’agit bien de processus différents, selon qu’on est dans l’électronique ou dans l’instrumental, qui sont utilisés pour atteindre des buts similaires. Il y a une raison à cela. Dans la composition sur papier, je n’obéis pas à des règles que je me serais formulé au préalable. Certes, je recherche une certaine unité, mais je suis libre d’inventer à chaque mesure de nouvelles situations. Mon espace de travail, ici, n’est pas contraint par des règles. Lorsque je compose pour l’électronique en temps réel, j’utilise un environnement de composition informatique, que j’appelle « paramétré », c’est-à-dire que j’ai à ma disposition une grande quantité de paramètres qui me permettent de changer, soit la durée des sons, soit leurs contenus spectraux, soit leurs transpositions, ou encore leurs tempi et leurs intensités respectives. Mais fondamentalement, il s’agit bien d’un seul et même processus qui agit sur un seul et même modèle de synthèse sonore, lui-même obéissant à des règles très explicites, même si celles-ci impliquent de l’aléatoire. C’est cela que j’appelle « l’écriture de la musique électronique », en opposition à une « boîte à outils » dans laquelle on pioche des sons comme dans un marché aux puces, pour reprendre une expression fameuse que Boulez avait autrefois utilisée à propos de la musique concrète. Les méthodes de composition employées dans la composition instrumentale ou électronique sont différentes, mais il m’importe qu’elles soient habitées par une même rigueur intellectuelle et une même attention quant aux moyens utilisés et, surtout, qu’elles se rejoignent dans une unité formelle dans la perception.

Parlons du symbolique autour de l’énergie nucléaire, la technologie et le travail avec la technologie nucléaire, la musique électronique. Justement, il y a beaucoup de moments dans la pièce où vous travaillez avec une symbolique, il est question de l’électricité, « Strom », à plusieurs reprises, à un moment il y a un black-out où vous simulez une coupure d’électricité… Tu as pu t’éclater avec la musique électronique, mais est-ce que cette idée que l’homme est astreint à utiliser la technologie et qu’en même temps c’est son malheur, est quelque chose de central dans l’histoire ?

Oui, je pense qu’un des grands thèmes, qui est d’ailleurs plus présent en Allemagne qu’en France, c’est l’importance de la technique. C’est une critique de la technique en opposition à la nature. Nous sommes plongés dans un monde où la technologie devient de plus en plus envahissante ; et la musique ne fait pas exception à ce mouvement. Il se trouve que depuis trente-cinq ans, je suis impliqué dans des recherches sur la musique de synthèse et les processus de composition automatiques. Ces questions m’ont toujours passionné. Une machine ne peut pas composer comme un être humain, c’est vrai. Mais le contraire est tout aussi vrai. On met en route un processus dont on a construit les rouages, on peut lui donner des inflexions, l’accélérer, le faire proliférer, et ça peut devenir tellement complexe qu’on ne sait plus comment y interférer. Et là vient le moment où l’automate devient autonome. Et c’est une question qui se pose vis-à-vis de l’énergie nucléaire. La catastrophe de Tchernobyl, par exemple, était due à une perte de contrôle sur des réactions nucléaires, quelque chose qui s’emballe et qu’on ne peut plus arrêter parce qu’on n’a pas les outils pour interférer dans cette matière. Donc, il y a cette autonomie de la technique qui dépasse nos capacités de réaction, nos connaissances, ainsi que notre conscience ! Quand on fait de la musique, le cerveau a toujours une longueur d’avance. Un son est toujours préparé par un souffle ou par un geste corporel qui, même s’ils sont très brefs, prennent leur source dans un mécanisme de la conscience. Avec les processus automatiques produits par des machines, il n’y a plus de conscience du tout. Mais lorsqu’on les écoute, ils éveillent notre conscience parce qu’ils créent des formes qui peuvent être expressives. Qui peut prouver d’ailleurs que tel passage a été composé par un cerveau humain, et tel autre par une machine ? Personne ! Cela renvoie à la célèbre machine qu’Alan Turing avait imaginée dès 1949. La machine de Turing portait sur des problèmes logiques, mais la musique n’est pas faite que de logique. Il existe maintenant des logiciels qui peuvent composer de la musique tonale. Ce n’est pas encore très intéressant, mais nul doute que cela va progresser. Cette situation me plaît beaucoup car elle va forcer les musiciens à imaginer de nouvelles formes, car les machines pourront bientôt aisément reproduire les formes standardisées. Je me suis dit que le texte de Jelinek qui traite des rapports entre la technologie et la conscience humaine était l’occasion idéale pour que cette technologie ne soit pas seulement un outil, mais devienne aussi un « personnage ». Les mécanismes que j’ai mis en action pour le « Partikeltanz » (la danse des particules) sont composés à partir des chaînes de Markov, un formalisme que j’utilise depuis longtemps. Il génère des suites d’événements, dans lesquelles sont déterminées les probabilités pour qu’un son soit suivi par tel son plutôt que par tel autre.

Et ces sons sont complètement aléatoires ?

On fixe des pourcentages : par exemple A va être suivi par B ou par C dans 50 % des cas, l’ordinateur calcule, émet un nombre aléatoire entre 0 et 99 chaque fois qu’il produit un son. Si ce nombre se situe entre 0 et 49, il va choisir B, s’il est entre ou 50 et 99, il choisira C. Mais bien sûr, le moment arrive où un son est non seulement suivi par les deux autres mais par 15 sons différents ! Et idem pour ces derniers. On en arrive vite à une situation extrêmement complexe et proliférante.

Est-ce que cela est représentatif de l’état dans lequel est la technologie aujourd’hui ?

Pas uniquement. Mais cela donne une idée d’une forme que la machine peut produire beaucoup plus efficacement qu’un cerveau humain. Il est un autre cas de figure, celui où elle peut capter d’infimes variations dans ce que l’être humain peut produire. Elle peut même capter ces variations dans des régions qui sont inaccessibles à la perception humaine. On connaît cela dans l’imagerie médicale, par exemple. J’ai souvent dit qu’un ordinateur n’a que trois manières de fonctionner : 1/ elle fait ce qu’on lui dit de faire – c’est du déterminisme pur, 2/ elle capte des informations dans le monde extérieur, par exemple elle analyse la voix parlée avec un micro, 3/ elle produit de l’aléatoire, et dans ce cas, c’est la seule manière qu’elle ait de se déployer de façon autonome. Dans Kein Licht, j’ai surtout développé cette troisième possibilité et voulu faire en sorte que ces systèmes d’engendrements infernaux que représentent les chaînes de Markov symbolisent – sinon incarnent – les réactions nucléaires, qui peuvent aboutir à une catastrophe si l’on n’arrive pas à les contrôler. J’insiste, la technique n’est pas juste un outil ici, c’est aussi un personnage.

On le perçoit clairement dans Kein Licht !

C’est aussi pour cela que j’ai écrit ce court texte où je dis au public pendant qu’on entend la musique : « Ce que vous entendez là, ce n’est pas une musique qui a été calculée par un cerveau conscient, c’est une machine qui la produit, et je pourrais l’arrêter à tout instant ; mais je ne le ferai pas tant qu’il y aura de l’énergie, de l’électricité. » Après, effectivement, il y a le (faux) black-out qui stoppe la musique car on est censé ne plus avoir d’électricité.

Dans ton traitement et ton travail avec la musique électronique, tu as développé l’idée du temps réel. Les technologies numériques permettent, dans Kein Licht, de peut-être rapprocher le temps du théâtre et le temps de la musique.

Oui, ces chaînes de Markov sont des processus infinis, et en cela elles rejoignent le temps libre du théâtre. On peut les faire durer autant qu’on veut, décider que telle séquence va durer 30 secondes, une autre 60, si pour des raisons de mise en scène on dit qu’ici c’est trop long, on les arrête. Tant que je n’arrête pas le système que j’ai mis en route, il continue. Mais quand j’écris une musique pour instruments, ou même autrefois quand on écrivait des musiques électroniques sur bandes magnétiques, c’était comme pour un film ; le temps était fixé et limité. Étant donné que, pour moi, il n’est pas question d’improviser, j’ai composé quelques partitions interactives. Elles sont annotées de façon succincte, et il y a plusieurs manières de les lire, de gauche à droite, de droite à gauche ou en partant du milieu. Les interprètes peuvent se « balader » dans la partition pendant un temps indéterminé. Mais si je veux obtenir une musique plus structurée, je suis obligé de tout écrire, et là, on retombe dans une durée déterminée qui n’est plus celle du théâtre. Il est impossible de composer en temps réel, car une musique, en tout cas telle que je la souhaite, demande trop de pensées et de réflexions pour être produite dans l’instant. C’est ce qui se passe dans la plupart des improvisations contemporaines, très à la mode en ce moment, et qui sont très souvent décevantes. Mais un ordinateur, qui manie tout un corpus de règles parfois très complexes, lui n’a aucun mal à produire des structures musicales assez évoluées. Je peux alors créer des processus qui vont durer le temps que je veux, et en cela, je rejoins le temps libre du théâtre. C’est un cas intéressant – il est vrai qu’il n’y en pas beaucoup – où la machine est supérieure au cerveau humain pour composer de la musique, comme elle lui est supérieure pour effectuer des calculs complexes et rapides.

Et sans cela, il vous aurait été très difficile, à toi et à Nicolas, de travailler de cette manière, de pouvoir jouer avec les modules, de toujours changer les passages de textes, et tu n’aurais pas eu cette flexibilité du temps.

Comme tu le disais, le temps du théâtre et celui de la musique sont reliés par la technologie. Je prendrais pour exemple celui de l’écriture. La musique est écrite sur du papier, puis travaillée et répétée par des musiciens qui fixent des gestes, des doigtés, des respirations, qui s’entraînent. Cela implique un temps qui se fixe. Les répétitions d’orchestre servent surtout à cela. Le temps du théâtre, qui est beaucoup moins structuré et plus intuitif, s’accommode plus facilement de la technologie dans laquelle on peut toujours changer des choses au dernier moment. Mais c’est vrai que le public ne peut pas faire la différence entre ce qui est le produit d’un travail de composition et de répétitions et ce qui provient d’un automatisme technologique.

(rires) Non, je ne pense pas non plus.

La question que je me pose est comment va se présenter la partition maintenant. Il y a 31 modules séparés, ce n’était pas du tout pratique, il fallait prendre les cahiers dans un ordre, dans un autre, parfois on ne savait plus du tout où on en était. Donc, comme c’est une partition ouverte, je me suis dit, une fois la mise en scène et l’ordre choisis, est-ce que je vais les conserver et en faire une partition traditionnelle, « ordonnée », ou est-ce que je garde cette ouverture.

Pour qu’en 2034, on donne Kein Licht dans un ordre complètement différent !

Voilà ! (rires) Quand j’ai composé ces modules, je me disais que le workshop et les répétitions allaient servir à déterminer l’ordre, et que celui-ci serait comme « coulé dans du marbre » ! Mais il se trouve que j’ai quelques différences de point de vue en ce qui concerne l’ordre des épisodes, donc je me dis que ce ne serait pas plus mal de laisser tout ouvert et, effectivement, si un autre metteur en scène dans dix ans veut reprendre le projet, il pourra disposer les modules dans l’ordre qu’il voudra.

C’est une idée qui ne t’est pas désagréable ? Ta musique dans une autre mise en scène, une autre narration ?

Quand on reprend un opéra, même plus traditionnel, dans une autre optique, c’est toujours ce qui se passe ! J’ai vu Pelléas l’autre jour. Mélisande s’y soûlait au whisky et fumait pendant presque tout l’opéra, quand elle ne se shootait pas avec une seringue ! Ce n’était certainement pas ce que Debussy avait imaginé ! Bref, je suis plutôt à l’aise à l’idée de laisser la partition ouverte. Mais hier, j’ai eu pas mal de réactions de gens qui m’ont dit que le passage le plus fort était cette progression qui aboutit au black-out. Je me suis dit que si cela marche bien, ce serait vraiment dommage de le détruire. Je pense que je vais essayer de faire quelque chose entre les deux : conserver certains éléments comme des piliers qu’on ne pourrait pas bouger, et entre ces piliers placer des sections qui seront mobiles.

Et ton éditeur est ravi ! Il invente de nouvelles formes d’édition…

(rires) Mais oui ! Il y aura la version de la création, et une possibilité de réorganiser le tout, éditée en cahiers séparés. C’est l’essence même de ce que j’appelle le Thinkspiel  !

Entretien réalisé à Duisburg, à l’occasion de la création mondiale de « Kein Licht » dans le cadre du festival Ruhrtriennale 2017.