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Sur le Thinkspiel

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Il y a tout juste un siècle, pendant la Grande Guerre, Guillaume Apollinaire inventait l’épithète nouveau, « surréaliste ». Qu’il me soit permis ici de le paraphraser : pour caractériser cette œuvre scénique, je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera, car cela m’arrive rarement, et j’ai forgé le substantif Thinkspiel.

Mélange d’anglais et d’allemand, le vocable Thinkspiel est un néologisme délibérément hybride[1].

Dans mon esprit, le concept de Thinkspiel renvoie surtout au « jeu » entendu comme association et action combinée de la recherche expérimentale, de la pensée conceptuelle et du « langage » artistique. Mûri en collaboration avec le metteur en scène allemand Nicolas Stemann, ce premier Thinkspiel est une proposition commune d’un « objet » musical et scénique nouveau, issu du laboratoire de nos idées, de nos expérimentations et de nos désirs respectifs, confrontés et mis en œuvre lors d’une assez longue période de réflexions, de répétitions et d’ajustements, qui se poursuivra jusqu’à la veille de la « création ». Et même au-delà de cette dernière, les deux dimensions de la pièce, musicale et théâtrale, seront susceptibles d’évoluer au gré des performances, suivant nos observations et nos trouvailles instantanées.

La référence au Singspiel n’en est pas absente, bien sûr, car il s’agira, ici aussi, d’alterner, de mêler, voire d’accoupler voix parlées et voix chantées. La scène sera occupée – ensemble avec la musique acoustique et électronique – par des acteurs et des chanteurs qui se chargeront de toute la diversité des registres vocaux, du parler naturel jusqu’au chant le plus stylisé.

La voix humaine se meut en permanence entre hauteurs et bruits. Elle est dotée de deux attributs essentiels, du sens et de l’expression. Excepté dans les langues à tons (pourtant nombreuses), le sens, dans nos contrées occidentales, n’a besoin que du bruit pour se transmettre. Mais l’expression ne peut se passer des hauteurs. Dans chaque langue existe un vaste répertoire de formes mélodiques permettant de discerner l’humeur, l’état d’esprit du locuteur et le type d’assertion (affirmation, interrogation, exclamation). N’étant pas linguiste, je ne peux me prononcer plus avant sur ce sujet. Mais je suis compositeur et comme tel, je suis intrigué par une question : où commence et où s’arrête la musique ? D’ordinaire, la voix parlée n’est pas perçue comme étant de la musique, et pourtant…

Pour concevoir la composition de ce Thinkspiel, je suis parti d’une découverte que j’avais faite déjà dans les années 80 : la voix parlée est une voix chantée chaotique ! Tout un chacun peut comprendre que les inflexions vocales – comme par exemple celles qu’on entend dans une phrase interrogative – correspondent à des mélodies qui changeront de forme si l’on passe à un énoncé affirmatif. Cependant, comme les intonations qui composent ces mélodies de la voix parlée sont chaotiques, elles peuvent se placer sur n’importe quelle hauteur. Les avancées scientifiques et technologiques nous permettent désormais de les capter avec précision.

Pour donner à entendre le parler comme de la musique, il faut transposer ses « notes » anarchiques sur celles, les plus proches, qui relèvent d’une structure musicale (une gamme ou un mode, par exemple). Savoir sur quelles notes on veut placer les inflexions vocales parlées est une chose, c’en est une autre que de réaliser cette opération en temps réel, au moment même où elles sont produites. Il s’agit de transposer la voix de l’acteur ou de l’actrice sur les hauteurs que l’on souhaite. (Ne fût-ce qu’en cela, les technologies du temps réel sont inappréciables !) Ainsi se conservera la spontanéité de la voix parlée, mais qui se donnera à entendre comme un récitatif (Sprechmelodie, mélodie du parler).

Est-ce donc du parler, est-ce du chanter ? C’est la question des limites de la musique qui est ici posée. Créer des formes à partir du chaos, du non prédictible, est pour moi, aujourd’hui, un des moyens les plus excitants de façonner l’expression musicale.

La question du choix de la forme vocale se pose à chaque instant de la composition. Quelles raisons me poussent à adopter ici un chant lyrique, là un récitatif, ailleurs un chœur polyphonique, un parler libre ou rythmé, un chuchotement ? Cela tient avant tout à la teneur du texte. Je me sens mal à l’aise lorsque j’entends un chant déclamé, voire emphatique, porter un texte prosaïque, un langage de tous les jours. Ce que le cinéma peut très bien accomplir – une plongée dans le réalisme total par exemple – s’avère malaisé en musique dès que l’on a recours à une stylisation propre à l’opéra. Le partage entre le sémantique et l’expressif est au centre de toute composition vocale. Il est impossible d’avoir les deux au même moment à un niveau d’intensité égal. Plus je chanterai avec fougue, moins vous saisirez le sens du texte que je porte, mais plus vous partagerez (a priori) mon émotion. Il est préférable de ne pas comprendre les mots que Tristan et Isolde s’échangent au second acte de l’opéra éponyme. Les inflexions des deux voix nous transmettent plus puissamment que les mots la passion qui unit les deux amants. Le Thinkspiel – et j’aimerais que ce soit là une de ses singularités – veut convoquer toutes les formes de vocalité suivant la nature des textes employés.

C’est lors d’un long séjour au Japon en 2011, au cours duquel j’ai pu assister à plusieurs représentations des théâtres Nô et Bunraku, que j’ai commencé à envisager la composition d’un opéra d’une manière nouvelle. Le Bunraku surtout m’avait fasciné. Ce théâtre déploie sur la scène frontale, avec une virtuosité étourdissante, des actions dramatiques mais muettes de grandes marionnettes, tandis que leurs voix, la narration et les commentaires sont portés par un seul acteur situé à droite du public et accompagné par un joueur de shamisen (luth japonais à trois cordes). La dissociation du sonore et du visuel est ici assumée si magistralement qu’on est saisi par cette forme de représentation aussi intensément qu’on peut l’être par une pièce de Shakespeare, Büchner ou Beckett.

Ma rencontre en 2014 avec Nicolas Stemann a enfin précipité le cours des événements. Il m’a relaté comment, un jour, il avait été obligé, pour des raisons assez cocasses, de faire interpréter un même personnage par plusieurs acteurs. (C’est souvent sous la contrainte que l’on fait des découvertes !) Et aussitôt m’est revenue cette idée de disjonction, ou plus exactement de distribution du rôle d’un seul personnage entre plusieurs. Ne savons-nous pas assez qu’un personnage (Lady Macbeth, Wozzeck ou Estragon) porte en lui, souvent, tout un monde qui le dépasse, et que son histoire transcende son destin individuel.

Kein Licht est basé sur un corpus de textes que l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek a écrit après la catastrophe de Fukushima. Pourtant jamais le nom de Fukushima n’y apparaît. Il s’agit là d’une atopie, c’est-à-dire d’un non-lieu, d’un en-dehors des lieux familiers, où se déroule une « vie » après la catastrophe. Comment vivre après un séisme ? Nous sommes tous concernés, autant par ses conséquences que par ses causes.

Le récit de Jelinek ne raconte pas une « histoire » linéaire ; ses phrases expriment des pensées chaotiques, mais non dépourvues de sens. Il repose grandement sur un « dialogue » entre A et B, dont on ne saura jamais qui ils sont. Des survivants à la catastrophe ? Des musiciens ? Des particules dotées d’une conscience ? Le texte est obscur. La réalité l’est tout autant. Les repères spatio-temporels sont brisés. Des animaux errent dans ce qui reste de la nature, des musiciens ne s’entendent plus les uns les autres, une femme endeuillée se lamente, la communication est troublée, ruinée. Pour autant, le spectateur n’est pas inondé par la noirceur d’un drame pathétique, car l’ironie et parfois même le comique l’emportent sur l’angoisse et la désolation.

Comment, à l’époque de l’internet, rendre une histoire qui fournit des couches de données, de réalités (et de pseudo-réalités) en superpositions proliférantes, et qui sous les strates accumulées viennent ensevelir la réalité « vraie » ? Notre réel est un immense palimpseste ; ainsi, le texte de Jelinek investit cet abîme sans fond.

Qu’est-ce qui pourrait caractériser le mieux cette forme que j’ai choisi d’appeler, par esprit de jeu plutôt que par ambition théorique, le Thinkspiel ?

Le temps du théâtre est un temps libre. Celui de la musique est mesuré, contraint. Nous tentons ici l’interpénétration des deux. Il ne s’agit pas de « déposer une mise en scène le long de la musique » mais de construire une forme organique qui naisse de la confrontation entre les forces du théâtre et celles de la musique. Ainsi la partition musicale se présente-t-elle en modules séparés (et parfois ouverts sur des temporalités malléables) qu’il va falloir intégrer au tissu théâtral. À d’autres moments il sera demandé au théâtre d’épouser le temps musical.

C’est le temps qui façonne, qui sculpte les formes.

 

Philippe Manoury

Strasbourg, 29 mai 2017

 

 

 

 

 

[1] Le mot allemand Denkspiel fut à éviter, d’autant qu’il renvoie au casse-tête, au puzzle ou au « brain game ».