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Troisième entretien : Philippe Manoury ou comment repenser les formes – Strasbourg, avril 2017

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Sarah Pieh : Kein Licht est dû à la rencontre d’un compositeur français, Philippe Manoury, et d’un metteur en scène allemand, Nicolas Stemann, autour d’un texte d’Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature 2004. Qu’est-ce qui t’a amené, Philippe, à aller vers Nicolas ?

C’était la volonté de composer une pièce de théâtre lyrique plus expérimentale, différente de ce que j’avais fait dans le passé. Je voulais renouveler la narration en cassant certains codes, en particulier ceux de l’opéra. Depuis longtemps, je souhaitais me confronter avec un metteur en scène de théâtre contemporain et je trouve que Nicolas Stemann est quelqu’un qui a une très grande liberté de plateau, ce qui ouvre beaucoup de possibilités. C’était dès le départ un projet dans lequel je voulais laisser une part à une vraie collaboration entre nous deux : pas de partition « pré-composée » du début à la fin, ne pas « déposer » une mise en scène le long de la musique, ne pas s’engager au début des répétitions dans une composition déjà entièrement terminée, mais, au contraire, laisser entrer le théâtre dans la musique. Ayant vu différentes productions de Nicolas Stemann, dont le théâtre est très éruptif, très physique, j’ai pensé qu’il serait la bonne personne pour se lancer dans ce projet qui se construit en temps réel.

La question de la langue s’est naturellement posée et avec elle celle du langage. Il me semble qu’autant pour Nicolas que pour toi, la complémentarité de la voix parlée et de la voix chantée est au centre de vos questionnements.

Oui, nous sommes en quête d’une forme de continuité entre la voix parlée et la voix chantée. Je pense depuis plusieurs années que la voix parlée, somme toute, est une voix chantée chaotique. Cette continuité existe au niveau physique puisqu’on émet des hauteurs quand on parle, mais ici, le point d’intérêt, c’est ce que je veux exprimer d’un point de vue dramatique : pour quelles raisons chante-t-on telle phrase et parle-t-on telle autre ? Je répète souvent que l’information, le contenu sémantique porté par la voix, peut aisément se contenter de la partie bruitée du signal vocal. On le constate facilement lorsqu’on parle en chuchotant, c’est-à-dire en ne produisant que des sons bruités. La partie voisée, elle, véhicule une expression, une intention ou une émotion. Les Français, contrairement aux Canadiens, abandonnent progressivement la tournure de la phrase interrogative. On dit de plus en plus souvent « Tu veux venir ? » au lieu de « Veux-tu venir ? ». C’est par les inflexions vocales, portées par la partie voisée de l’énoncé, que l’on comprend qu’il s’agit d’une question et non d’une affirmation. Cette opposition entre bruit-information et hauteur-intention pose les prémisses de l’opposition entre parlé et chanté.

Ce sont donc des questionnements sur l’expression et l’émotion véhiculée ?

Oui, mais aussi sur la forme d’expression parce que, à mon avis, la voix chantée ne sert pas beaucoup les phrases qui sont de nature prosaïque. En revanche, quand on est face à quelque chose de plus sublimé ou qui fait intervenir l’imaginaire, le chant apporte incontestablement un plus. Il y a toujours cet équilibre entre l’expression et le sens qui pose problème. Plus on chante, moins on comprend, mais plus on ressent. On ne peut pas avoir les deux au même niveau.

Pour Nicolas Stemann, le théâtre est un art collectif. Si ton intention n’est pas de laisser « déposer une mise en scène le long de la musique », qu’est-ce que cela suppose dans votre approche commune ?

Cela implique de faire entrer le temps du théâtre dans le temps de la musique. Ce dernier est un temps structuré. Je me souviens que, dans une interview, Patrice Chéreau disait : « Les musiciens savent structurer le temps. Nous, les metteurs en scène, dans le temps, on fait à peu près n’importe quoi… » Quant à moi, je prends le problème à l’envers en mettant en avant que le temps de la musique est structuré mais qu’on ne peut pas le bouger : une fois que la partition est écrite et que les répétitions ont commencé, on ne peut rien changer ! Le temps du théâtre est beaucoup plus élastique, c’est donc dans la répétition que nous allons trouver le temps juste. Pour certaines séquences de Kein Licht, j’ai voulu créer des partitions qu’on pourra faire durer le temps qu’on voudra, qui seront malléables. Avec l’informatique en temps réel, je peux mettre en route des processus qui durent le temps que je veux. Dans le temps réel, finalement, on est dans le temps du théâtre ! J’essaye donc de construire des partitions ouvertes et à la fois d’utiliser ce temps réel pour rejoindre le temps du théâtre. Il y a aussi des passages musicalement très structurés dans une temporalité rigoureuse. C’est cette interpénétration des deux temps qui est intéressante pour moi.

Vous avez dit tous les deux que Kein Licht n’est pas une pièce sur Fukushima. Quelle histoire racontez-vous ?

Le propos de la pièce est de faire éprouver au public comment on vit après la catastrophe, ici nucléaire, en effet. Mais ce pourrait être une autre catastrophe, financière par exemple. C’est une catastrophe provoquée par l’activité humaine, par une absence totale de contrôle ou par un délire « civilisationnel », qui a pour conséquence inéluctable qu’une machine en marche qui s’emballe ne peut plus être arrêtée. Cela crée une situation sans égale, qui est de l’ordre de la catastrophe. Il y a toujours un avant et un après la catastrophe. Il est troublant de penser comment on vit après la catastrophe, comment on réagit, par exemple, face aux pleurs d’une femme qui a tout perdu ; est-ce qu’on se sent coupable ? Est-ce qu’on change quelque chose dans son comportement alors que l’on sait très bien quelles sont les causes de la catastrophe ?

Revenons à Ring, le premier volet de la Trilogie Köln. Outre un orchestre Mozart placé sur le podium, tu as dispersé de petits groupes d’instrumentistes dans les balcons de la salle de la Philharmonie de Cologne. La question de la disposition spatiale se pose-t-elle différemment à Strasbourg ?

Oui, un peu, mais nous respecterons globalement la structure initiale, qui est un orchestre Mozart et un anneau (d’où le titre de l’œuvre) de musiciens autour du public. À Strasbourg, nous allons construire des praticables pour placer les musiciens. Par rapport à In situ [deuxième volet de la Trilogie Köln], j’ai conçu cette pièce de manière un peu plus libre. La spatialisation est plus flexible pour Ring. Avec ma dernière pièce, j’aimerais arriver à créer une ouverture qui permette des dispositions différentes selon les salles dans lesquelles la pièce sera jouée, à ne pas « fermer » la partition. Si la spatialisation est trop intriquée dans la structure musicale, on ne peut pas l’adapter à différentes salles.

Pour ceux et celles qui ont entendu In situ [création française le 26 septembre 2014 au Festival Musica], quelles nouveautés la pièce Ring apporte-t-elle ?

In situ est un concerto grosso incluant un ensemble de solistes. Dans Ring, l’orchestre est beaucoup plus fusionnel, des groupes d’instruments jouent des phrases plus ou moins semblables mais dans une volonté de placer le public en immersion « panacoustique », à l’intérieur du son. Petit à petit, des cercles se créent, comme quand on jette une pierre dans l’eau et que des anneaux se dessinent sur sa surface. Au fur et à mesure, l’orchestre est « contaminé » et différents foyers sonores surgissent.

Voilà plus ou moins deux ans que les projets de Kein Licht et de la Trilogie Köln ont vu le jour. Affronter – si tu me permets de le dire ainsi – ces deux projets parallèlement, cela ne représente-t-il pas un effort incroyable ?

C’est assez intense, en effet, mais les deux projets s’enrichissent mutuellement. Je dirais que les deux pièces poursuivent un but et une démarche un peu similaires : Kein Licht veut renouveler la forme dramatique, la narrativité en musique, et Ring veut modifier la conception même de l’orchestre. Je me sens très à l’aise dans ces formes qui m’invitent cependant à bousculer ce qui est déjà là : je ne rajoute pas d’éléments ou d’instruments extérieurs (pas de marionnettes, d’instruments autres que ceux de l’orchestre symphonique, etc.). J’aime me confronter à une matière qui préexiste et me lancer le défi de la traiter différemment.

Et pourtant, il me semble qu’on peut bel et bien parler d’une redéfinition des genres !

Pour Ring, j’ai 88 musiciens. Pourquoi est-ce que je ne les disposerais pas autrement ? Et pour Kein Licht, devrais-je me limiter à des formes de narration connues ? Nous sommes trop prisonniers des conventions historiques, il faut pouvoir s’en dégager. Non pas les nier, mais les reformuler pour obtenir de nouvelles expressions sonores et artistiques.