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1.1.2 Suite : Pavane

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1.1.2.1 La métaphysique du militaire !

Le « motif du Capitaine » va peu à peu se dissoudre dans l’accord suivant un procédé que nous verrons souvent dans cet opéra : l’alternance régulière de deux ou plusieurs sons dans une stabilité harmonique. La fin de la scène de l’étang en sera un des exemple les plus frappants.

Ici la dernière note du motif, joué par le hautbois « réb » va s’alterner avec le « mib » joué par le cor anglais, d’abor sur un rythme irrégulier lors de la seconde mesure de l’exemple, puis régulier lors des triolets de la mesure suivante :

ex 1 :

Comme chaque mouvement de cette suite est centré sur un groupe instrumental particulier, le quintette d’anches du Prélude laisse la place ici à la harpe et aux timbales dont les sonorités faites de résonances graves sont à même de colorer la « mélancolie épaisse » dans laquelle le Capitaine va maintenant faire état. Ainsi, ce balancement régulier de deux notes qui stagnait à la fin du Prélude va-t-il naturellement se poursuivre dans celui du cor doublé à la harpe sur des trilles des timbales, qui, en reprenant les mêmes hauteurs, en font le thème principal de la Pavane :

ex 2 :

La transition entre les deux univers, celui du Prélude et celui de la Pavane est assez saisissante, surtout par l’alliage « lourd » des sonorités des roulements des trois timbales et de la harpe (groupe qui constitue désormais le nouvel obligato de ce second mouvement ) qui succède aux traits rapides et furtifs qui précédaient. Mais, le contraste n’est pas uniquement dans le domaine du timbre. Le Temps va maintenant montrer un autre visage. La Pavane, danse lente et ternaire, sied à merveille aux rêveries naïves sur le temps qui passe et sur la terre qui tourne sur elle-même.

Après les exhortations au « langsam » du Capitaine, celui-ci va sombrer brusquement dans une mélancolie empreinte de métaphysique, mais de la métaphysique de militaire cependant ! L’aspect comptable, déjà évoqué dans le Prélude, va prendre ici des allures d’éternité ! C’est d’abord son angoisse vis à vis de cette éternité que le Capitaine va exprimer, déversant ses flots de sensations désordonnées dans un caveau vide car Wozzeck n’a cure de toutes ces simagrées. La voix va se faire plus lyrique et monter vers un « contre si » sentimental. Le motif par lequel elle s’élance :

ex 3 :

reprend rigoureusement les mêmes hauteurs que celui du hautbois au tout début de l’opéra :

ex 4 :

mais de façon synchrone avec la lenteur des triolets du cor et de la harpe avec lesquels il partage, au passage, les notes « réb » et « mib ». Dans ces deux mesures du début de la Pavane, l’intervalle de seconde est l’élément prédominant, chez l’obligato bien sur, mais aussi à la voix. Ce motif peut être regroupé en une succession ascendante de seconde, qui va être bientôt développé de façon plus caractéristique. La construction de motifs basés sur une courbe ascendante et descendante semble ici être une des priorités de Berg. Lors de son point culminant (sur « si » !) pour chanter « Ewigkeit » la voix va redescendre par un chemin différent. Ainsi que cela a été remarqué pour le « motif du Capitaine », séparé en deux entités diatoniques et chromatiques, cette mélodie prend son essor sur des secondes majeures pour retomber sur des quartes justes, que vont prolonger le cor et la harpe jusqu’à l’extrême grave. À partir du point culminant les mélodies basculent dans une autre configuration et l’harmonie change brusquement de couleur. On notera un ancrage tonal en sol bémol majeur au début de la Pavane. Mais à bien y regarder, on notera que l’ajout du « lab » au basson et du « mib » dans la broderie du cor et de la harpe nous donne la totalité des « touches noires ». Lors du point culminant vocal sur le « si », les violoncelles glissent chromatiquement sur « les touches blanches » en produisant un accord de ré mineur avant que le cor et la harpe donnent la totalité de la « gamme en touche blanche » par le cycle des quartes descendantes :

ex 5 :

Nous sommes dans une construction qui rappelle celle du « motif du Capitaine ». diatonisme/chromatisme devenant ici pentatonisme/diatonisme, à chaque fois séparés par la note « si », décidemment symbole du couteau à plus d’un titre !

1.1.2.2 Le Capitaine, un personnage lunatique

Les quatre mesures de la Pavane s’arrêtent net pour laisser place à un épisode dramatique, à base de tremolo de contrebasses, dont l’expressionnisme tranche radicalement avec ce qui précède. De toute évidence, le Capitaine ne peut pas rester plus de quelques secondes dans le même état mental et, la peur devant l’éternité qu’il évoquait trois mesures plus haut se transforme ici en un début de panique. La voix quitte son lyrisme pour devenir proche du récitatif, et même quasi parlando sur la note ré, lorsqu’il se demande si Wozzeck peut même entr’apercevoir la dimension qu’il évoque. Cette petite césure est une aparté, telle qu’on les pratiquait souvent dans le théâtre (chez Molière notamment) lorsqu’un personnage s’adresse subitement au public et sort de sa situation dans le temps de la pièce.

Nous sommes ici dans la section centrale de cette Pavane, construite sour le schéma ABA. En 6 mesures, Berg va passer du récitatif le plus sec, jusqu’au lyrisme qui culminera sur la répétition des mots « ein Augenblick ». Deux éléments structurent cette section :

– Une figure de gamme descendante (que nous retrouverons à plusieurs reprises dans cet opéra) se fait entendre à la harpe en valeurs brèves-longues de triolets :

ex 6 :

Tout de suite développée par la clarinette et clarinette basse en valeurs précipitées :

ex 7 :

– La montée sur le mot mots « ein Augenblick » porté en permanence par des secondes majeures descendantes :

ex 8 :

que les violons viennent aussitôt commenter :

ex 9 :

avant d’accompagner enfin le chant dans la répétition du mot « Augenblick » :

ex 10 :

Ces deux éléments fonctionnent par mouvements contraires, les gammes descendantes de la harpe et de la clarinette s’opposant à l’ascension des formules chantées sur les secondes majeures. Mais fondamentalement, il s’agit du même matériel (les secondes) qui est traité ici de deux façons différentes. Ce double mouvement, ascendant et descendant, créé une sorte d’ouverture et de développement sonore qui porte la progression de cette petite séquence vers le lyrisme. Pendant tout ce temps, la harpe, qui reste le timbre de référence de cette Pavane produit des figures d’accompagnement sur des quartes augmentées en répétitions à l’octave, qui se densifient et participent de l’expansion vers les régions aigües. Au chiffre 40 de la partition, soit à la dernière mesure de cette section centrale, le cor introduit un rythme pointé sur « mib » qui est une prémonition de la fin de ce mouvement, mais qui sert ici également à réintroduire le balancement du thème principal de la Pavane :

ex 11 :

1.1.2.3 La reprise synthétique

La reprise de la Pavane ne va pas être textuelle bien sûr. Le balancement du cor (que Berg propose de doubler éventuellement par une trompette avec sourdine), s’il repose sur les mêmes hauteurs, sera d’un caractère rythmique plus agité avec le recours fréquent à des répétitions de sons :

ex 12 :

L’accord de sol bémol majeur, qui sert de base à cette mélodie, est maintenant jouée également par 3 trombones et par les cordes en tremolo. Quant à la voix, elle prend appui sur la partie du cor, mais n’a plus l’ampleur lyrique du début. Le Capitaine parle maintenant de frémissements. Dans un souci à la fois dramatique et musical, Berg propose une reprise synthétique. Il superpose ici le matériel thématique de la première section, tel que nous venons de le décrire, avec les timbres et le caractère de la seconde : voix proche du récitatif sur trémolos de cordes. Afin de compléter cette synthèse, ce qui était chanté à la voix au tout début de cette Pavane, (à savoir la toute première phrase du Prélude joué au hautbois : do, réb, mib, si, la, sol) se retrouve ici joué et développé à flûte dans des l’extrême aigu et sur des valeurs extrêmement rapides. Cela donne à ce passage un caractère qui n’est pas sans rappeler certaines parties d’Erwartung ou de l’opus 16 d’Arnold Schœnberg :

ex 13 :

Vient alors le climax de cette Pavane. Les mesures 43 à 46 sont une amplification des mesures 30 à 34 qui débutaient ce mouvement. La tonalité « bémolisée » pour les deux premières mesures ascendantes à base de progression de secondes majeures :

ex 14 :

puis la modulation « diatonisée » (noter les accords en bécarre des bois) pour la descente :

ex 15 :

Il suffit de comparer ces deux exemples avec l’exemple5, plus haut, pour s’apercevoir de leur grande similitude. L’élément unificateur de ces deux passages est donné par la scansion du rythme pointé (dans les cordes lors de la montée et aux timbales lors de la descente) qui avait été introduit par le cor quelques mesures auparavant (cf exemple 11).

À la jonction des deux, la voix culmine sur le « si » qui devient ici la première note du thème renversé du Capitaine :

ex 16 :

Cet exemple, parmi beaucoup d’autres à suivre, montre avec quelle minutie Berg construisait ses partitions. L’éventail expressif de ces passages est très varié, et il n’est pas interdit de comparer ces deux pages, grâce à leur caractère emprunt de tonalités, avec certaines compositions de Kurt Weill.

1.1.2.4 Un mini cataclysme sous un crâne.

La Pavane se clôt lorsque le Capitaine évoque sa mélancolie devant ce temps qui n’en finit pas de passer. Un « réb », tenu par un cor bouché, par ailleurs note finale du « motif du capitaine », va avoir une position particulière dans toute cette suite et sert de tremplin pour le Capitaine qui chante sur son propre motif, transformé en rythme lent de pavane comme l’était celui du hautbois au début de ce mouvement. Ici le Capitaine s’avoue « mélancolique », c’est-à-dire en proie à des forces qui le dépassent. Le fait que cela soit exprimé sur les notes « fa/si », qui seront les symboles du meurtre de Marie, n’est évidemment pas fortuit :

ex 17 :

Cependant le motif ne va pas aller jusqu’à son terme. Le cor en donne la dernière note, mais pas de descente chromatique ici. Non, Berg insiste cette fois sur le pivot fatidique, la quarte augmentée fa-si, qui est exposée deux fois dans ce bref passage. C’est alors que Wozzeck se fait entendre pour la première fois. Et tout au long du début de cette opéra, il va se s’exprimer avec un mutisme de soumission qui sera exactement le même à chaque fois. C’est le « motif de la soumission », chanté à chaque fois sur les mêmes mots, avec la même hauteur, dans une même scansion rythmique :

ex 18 :

À ce marmonnement, Berg va faire succéder un petit cataclysme : une seule mesure pendant laquelle la quarte augmentée « fa-si » va monter par étage pendant que la quinte « sol-ré », elle, descend :

ex 19 :

Il ne peut s’agir que d’un pressentiment de Wozzeck sur la tragédie qui va avoir lieu. Ces mesures annoncent les toutes dernières de l’opéra, lorsque la musique semble tourner éternellement sur elle-même et que « tout est mort » . La projection, presque spectrale, de cet accord de septième sur sol, est un avatar, ou un écho amplifié, d’un premier petit pressentiment qui eut probablement lieu lors du Prélude :

ex 20 :

Ainsi, Berg dépeint l’écho intérieur de Wozzeck, par petites touches, qui, par endroits, s’amplifient et dont les apparitions semblent comme hors du temps, car plus elles s’amplifient, moins elles participent du contexte musical dans lequel elles surgissent. Elles ont la valeur musicale de ce qui serait un black-out mental, une perte de conscience momentanée.

1.1.2.4 Le Prélude en filigrane.

Après ce mini cataclysme, Berg reprend les éléments furtifs qui ouvraient le Prélude après la brève introduction. En fait, c’est le Prélude qui reprend ici dans une sorte de pseudo réexposition. Nous nous souvenons que, une fois la quinte à vide des violoncelles jouée, elle était reprise en transpositions par les alti, pendant que les bois entreprenaient le début de leur course-poursuite vers l’aigu (cf. 1.1.2). Cette même situation est reprise ici, mais dans un contexte expressif et dramatique différent. L’accord de septième sur sol est largenement amplifie et les figures ne se succèdent plus comme dans le Prélude, mais s’alternent avec la voix. La situation est aussi inversée. Les quintes qui étaient à la basse dans le Prélude, sont ici en haut, et les figures qui étaient en haut, passent en bas. Il suffit de comparer ce passage :

ex 21 :

avec son modèle dans le Prélude :

ex 22 :

pour voir la similitude. La continuation d’une forme musicale à l’intérieur d’une autre forme sera un procédé qu’il développera plus avant dans son second opéra Lulu, lorsque les expositions et développements d’une sonate ne sont pas concomitants. C’est ce que l’on a appelé les « formes différées » dont nous avons ici, une première ébauche. On remarquera également les deux syllabes coupantes sur « Woz-zeck« , si caractéristique de la manière militaire et agressive dont on le nomme. C’est pour appuyer cette dureté de prononciation que Berg a changé le nom original de « Woyzeck » en « Wozzeck » car, à cause la voyelle mouillée « y », il était difficile d’obtenir tranchant agressif et rythmique.

Nous entendrons des petites transitions instrumentales entre certains mouvements de cette suite, chacun confié à un instrument soliste. Ici c’est l’alto qui est à l’œuvre au cours d’un « récitatif » qui transitera subrepticement entre différents motifs caractéristiques :

D’abord un petit rappel du Prélude (cf violoncelle à la mesure 17) qui part sur le motif du Capitaine renversé :

ex 23 :

puis, après une séquence basée sur des montées en progression de registre et de proportions (successivement 4 notes, 5 puis 6 notes):

ex 24 :

Une dernière montée aboutit à une figure en rythme pointé qui est une préparation du thème de la Gigue qui suivra (cf. violoncelles mesure 67) :

Cette séquence d’alto se termine par une citation du tout début du Prélude (hautbois et basson aux mesures 2 et 3) :

ex 25 :

La voix, quant à elle, passe du style sec et haché, fait de doubles et de triples-croches, tel qu’on l’a entendue dans le Prélude :

ex 26 :

aux triolets, si typiques de la Gigue :

ex 27 :

C’est à ce moment que le Capitaine entonne un de ses leitmotiv principaux concernant Wozzeck : comment être « ein guter Mensch » ! Cela reviendra à plusieurs reprises dans l’opéra, et plus particulièrement dans les interludes qui séparent les mouvements de cette suite.

Dernier élément à remarquer : le retour du mot « Langsam » par lequel l’opéra a commencé. À cet instant, Berg fait entendre quatre cors menaçants qui reproduisent l’accord initial de l’œuvre : mi, sib, fa, la et ré :

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